dimanche 11 mai 2025

Blackout ibérique : chronique d’une fragilisation du système

 

Blackout ibérique : chronique d’une fragilisation du système

Jean Pierre Riou 

 

S'il est prématuré de condamner la responsabilité de l'absence d'inertie des EnR dans le blackout qui vient de frapper la péninsule ibérique, tant que l'Entsoe n'aura pas rendu son rapport définitif, tous les indicateurs se tournent vers elles

Personne ne l’ignore, mais tous en parlent à mots couverts

Dans son bilan de sûreté de novembre 2024, RTE mentionne la fragilisation du réseau liée à l’augmentation de la part d’énergies renouvelables (EnR) en écrivant : « Le système électrique français enregistre depuis quelques années des déficits fréquents sur les réserves automatiques permettant de maîtriser la fréquence (services système fréquence-puissance).

Ce déficit sur les réserves automatiques, associé à la croissance des changements de programme

entre la France et les pays voisins, affecte la qualité de réglage de la fréquence de la France, qui s’est

dégradée par rapport à 2022 (2 ESS liés aux écarts de fréquence en 2022 contre 19 en 2023).

Les parcs de production éolien et solaire à l’échelle nationale et surtout européenne induisent une

variabilité plus importante dans les flux. Dans le même temps, ils ne participent que marginalement aux mécanismes de gestion de l’équilibre offre-demande et, plus généralement, à la stabilité du système. Cette apparente contradiction pourrait faire peser un risque conjoncturel et tendanciel non négligeable sur l’exploitation du système électrique, tant que les dispositifs en cours d’élaboration ou de déploiement ne seront pas pleinement effectifs »

A la suite du blackout espagnol du 28 avril, RTE rappelait :

« Le sujet de la stabilité du système électrique (c’est-à-dire sa faculté à retrouver un état nominal à la suite de perturbations) ne constitue pas un « angle mort » du débat énergétique en France. La question du maintien de l’inertie du système en fonction de la part des renouvelables est par exemple un point central du rapport remis par RTE et l’Agence internationale de l’énergie en janvier 2021. Elle fait partie des raisons qui ont poussé RTE à considérer plus risqué, sur le plan de la faisabilité technique, un système électrique dépendant uniquement ou presque des renouvelables, par rapport à un système conservant une part significative de nucléaire.  

Ce même rapport avait clairement identifié quatre conditions strictes et cumulatives (aujourd’hui non réunies en pratique) pour un système électrique à haute part en énergies renouvelables :

  • Disposer des solutions techniques remplaçant la production d’électricité « conventionnelle » (c’est-à-dire les centrales thermiques, nucléaires et hydrauliques qui fonctionnent de manière synchronisée, à la même fréquence, à travers le continent européen) pour assurer la stabilité du système électrique, 
  •  Développer significativement les sources de flexibilité (flexibilité de la demande, flexibilité des installations de production) au sein du système électrique,
  • Prévoir des réserves opérationnelles et des modes de gestion du système électrique au quotidien très sensiblement différentes d’aujourd’hui,
  • Renforcer les réseaux électriques. »

Et le propos n’est pas de prétendre que cette intégration d’une plus large part d’EnR n’est pas techniquement possible, mais de constater que les « solutions techniques » n’ont toujours pas été testées à grande échelle et que les sommes exponentielles investies dans les réseaux n’empêche pas la situation de se dégrader, comme l’illustre ci-dessous  RTE dans son bilan de sûreté supposé mesurer « l’efficacité des actions entreprises ».

 

 



 Cette fragilisation du système électrique par la baisse de l’inertie liée au développement des EnR est connue et dénoncée par l’Entsoe, notamment dans son alerte de janvier 2025.

 

Blackout en questions

 

Le rapport préliminaire de l’Entsoe du 9 mai fait état d’une perte de production de 2200 MW dans le sud du pays sans en avoir identifié l’origine « À partir de 12h32min57s CET et dans les 20 secondes qui ont suivi, une série de coupures de production a vraisemblablement été enregistrée dans le sud de l'Espagne, représentant un total initialement estimé à 2 200 MW. Aucune coupure de production n'a été observée au Portugal et en France. Suite à ces événements, la fréquence a diminué et une augmentation de tension a été observée en Espagne et au Portugal. »

 

Cette perte de production dans un contexte d’instabilité du réseau qui venait de connaitre plusieurs déviations notables, s’apparente aux déconnexions automatiques de petits générateurs à la suite du coup de foudre à l’origine du blackout britannique de 2019, sur fond de record éolien, avait lui-même été corrigé en 80 millisecondes, mais 150 MW de petits générateurs locaux avaient été immédiatement déconnectés par leurs mécanismes de protection. Le système de contrôle de tension du parc éolien offshore Hornsea 1 était alors devenu instable réduisant sa production d’électricité de 799 MW à 62 MW, aussitôt suivi par la déconnexion de l'unité vapeur de la petite centrale électrique de Little Barford dans le Bedfordshire (244 MW) en raison d’un écart relevé par son capteur de vitesse. Ces 3 événements ont entraîné une perte de puissance cumulée de plus de 1 130 MW de production environ 1 seconde après la foudre. Le manque de machines tournantes sur le réseau avait été condamné par l'Ofgem qui avait conclu « Nous considérons que l'ESO devrait garantir une inertie du système suffisante pour gérer les variations de fréquence conformément à ses obligations, et éviter un effet domino de pertes de production distribuées ».

En effet la vitesse de variation de la fréquence (RoCoF) est inversement proportionnelle à l'inertie. Et rien d'autre ne semble permettre d'expliquer cette perte de 2200 MW de la production espagnole juste avant le blackout espagnol du 28 avril.

L'analyse de l'institut Fraunhofer fait état d'un RoCoF de 0,8 Hz/s à Malaga.ce qui explique la déconnexion immédiate du réseau français, ainsi que celle de générateurs espagnols. Le Fraunhofer a longuement décrit l'événement dans une vidéo dédiée.

Jonas Kristiansen Nøland professeur à l’Université de Norvège de science et de technologie, vient de publier une forme de confirmation de ces hypothèses avec l’illustration de la chronologie reproduite ci-dessous.

 


Qu’il commente en ces termes « Des données récentes indiquent que la pire panne d'électricité d'Europe, survenue dans la péninsule ibérique, était due à l'instabilité du réseau électrique. Cette instabilité a probablement déclenché la cascade d'événements qui a suivi… La cause profonde probable de ces « oscillations inter-zones » non amorties était la faible inertie intrinsèque du réseau électrique espagnol à midi, environ 70 % de la production étant assurée par des onduleurs solaires et éoliens. Ces sources renouvelables manquent de la réserve de rotation nécessaire pour résister efficacement aux oscillations de fréquence.»

Selon lui, la constante d'inertie avant le blackout était de 1,2 s. La constante d’inertie représente le temps durant lequel un générateur peut fournir sa puissance nominale en utilisant uniquement l’énergie cinétique accumulée dans ses rotors, avant de ralentir significativement. Cette constante H, est égale à l’énergie cinétique divisée par la puissance nominale. La constante d’inertie d’un parc électrique dépourvu d’EnR est typiquement proche de 5 secondes, c’est la valeur moyenne retenue par l’Entso-e dans ses préconisations de décembre 2021. Dans son dernier avertissement, l'Entsoe avait attiré l'attention sur l’urgence de recouvrer une constante d’inertie minimum ( Hmin ) égale à 2 s

Mise à jour du 14 mai

La piste cybercriminelle

Le 13 mai, le ministère espagnol remettait en scène l'éventualité d'une cyberattaque, écartée dans un premier temps. Hélas, loin de disculper la vulnérabilité d'un système électrique à forte composante d'EnR, la confirmation de cette hypothèse ne ferait que la renforcer. Les enregistrements du réseau publiés à cette occasion, et notamment sa constante d'inertie de 1,2 s, expliquent déjà à eux seuls les écarts de fréquence répétés et leur conséquence sur l'effet domino. La piste cybercriminelle rappelle une autre faille des EnR, longuement dénoncée, notamment par Le Mont Champot dans L'Europe dans le noir, dernier avertissement.

Ces éléments ne constituent à l’heure actuelle que des suppositions, et la publication officielle du rapport de l’Entsoe reste nécessaire pour condamner qui que ce soit. C’est la raison pour laquelle cet article est susceptible de faire l'objet de mises à jour à la lumière de faits nouveaux.

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