mercredi 24 juillet 2024

Focus sur les loop flows

 

Focus sur les loop flows

 

JeanPierre Riou

L’implantation disséminée des énergies renouvelables électriques intermittentes (EnRi) implique de lourds investissements dans le réseau de distribution auquel elles sont majoritairement connectées, afin de lui permettre de refouler les 2/3 de leur production vers le réseau de transport, ainsi que mis en lumière dans l’article « L’éolien, une énergie locale ? ». Ce réseau de transport doit également adapter ses infrastructures pour répondre aux aléas de chaque zone de production afin de prendre en charge chacun de leurs records, lorsque les conditions météorologiques les permettent.

Un développement suffisant des réseaux de transport et de distribution est l’une des conditions strictes pré requise pour tout mix électrique à forte proportion d’énergies renouvelables, ainsi que l’avait clairement énoncé RTE dans son rapport conjoint avec l’AIE.

Le présent focus sur les loop flows allemands propose de mettre en lumière à la fois le dérapage du retard pris par les réseaux allemands, malgré les milliards d’euros qui sont consacrés à leur nécessaire développement, mais aussi les conséquences de ce retard sur la sécurité de l’approvisionnement français et, par là même, sur son prix.

Rappel sur le marché couplé de l’électricité

Afin d’optimiser les capacités d’interconnexion, le couplage du marché européen de l’électricité permet de mettre aux enchères à la fois la fourniture électrique et la capacité de connexion correspondante. Concernant le marché journalier, les ordres sont reçus jusqu’à midi pour une livraison le lendemain. Deux opérateurs de marché sont habilités à opérer en France : Epex et Nord Pool. A partir des ordres reçus, le cours du lendemain est alors calculé heure par heure par l’algorithme Euphemia, en fonction de l’offre et la demande et des disponibilités du réseau, fournies par des centres de coordination technique, tels que Coreso pour la région Centre-Ouest, la péninsule ibérique et l’Italie du Nord.

La description de ces mécanismes est développée dans « Le marché de l’électricité selon Marcel Boiteux ».

Des passagers clandestins

Lors de leur livraison, les flux physiques de ces transactions transitent quasi instantanément (200 000 km/seconde) sur le réseau européen en suivant la voie de la moindre résistance et non le chemin le plus court. Et si des échanges prévus à l’intérieur d’une même zone d’enchère (Internal Commercial Trade : ITC) ne programment aucun transit par les réseaux voisins, les congestions des propres lignes de cette zone ne les en détournent pas moins vers ceux-ci.

Le gestionnaire du réseau européen Entsoe en illustre le principe ci-dessous.

 



Dans cette illustration, la zone 3 programme une livraison intérieure, du nord au sud de 100, mais la congestion relative des lignes de 3 entraîne le transit de 20 par les zones 1 et 2 avant de revenir dans le sud de la zone.

Le document complet mérite qu’on y prête attention pour comprendre les différents types de flux : programme net agrégé externe (ANE), flux de charge, de soulagement, de transit, inattendu …

La part croissante de ces loop flows non programmés est clairement dénoncée par l’Entsoe dans le préambule de son rapport au titre explicite « Concilier le marché avec la physique ».

Car ces loop flows réduisent les capacités d'interconnexion qui sont vitales pour tout système électrique à forte composante intermittente.



Les prévisions du centre de coordination technique

Pour déterminer les capacités d’interconnexion disponibles, le centre de coordination technique Coreso se fonde, selon sa réponse à notre question, sur un modèle du réseau électrique (CGM, Common Grid Model) qui constitue une prévision de l'état du réseau au moment de chaque échange prévu.

Ce CGM consiste en une description du système électrique (éléments de réseau, unités de production et points de consommation) qui permet de calculer les flux physiques d'électricité sur chaque élément de réseau. Les flux physiques ainsi calculés comprennent aussi bien les flux de bouclage non nominés que les flux résultant de nominations. 

A partir de ce CGM, des variations d'échanges commerciaux transfrontaliers sont simulées afin de déterminer les échanges maximaux admissibles. Ce maximum prend bien en considération les flux de bouclage non nominés qui sont reflétés dans le CGM.

L’Agence pour la coopération des régulateurs d’énergie (ACER)

Ces flux non nominés, ou flux de boucle (loop flows), sont décrits comme des « passagers clandestins (free-rider flows) par l’ACER qui les dénonce dans un rapport du 3 juillet 2024 sur les congestions du réseau.

Le graphique ci-dessous illustre à la fois l’importance de ces passagers clandestins et le % de la capacité d’interconnexion disponible qu’ils représentent.  



La provenance de ces loop flows y est clairement décrite comme liée aux fortes productions des éoliennes du nord de l’Allemagne, notamment lorsqu’elle est combinée avec des importations de Scandinavie, et que les congestions du réseau allemand font transiter par les Pays-Bas, la Pologne, la république tchèque, l’Autriche, la Belgique et la France. Ces passagers clandestins peuvent mobiliser plus de 40% de la capacité disponible (en jaune sur le graphique) et même plus de 50% (en rouge).

Ce qui limite d’autant les capacités d’importation de ces pays, malgré leurs efforts à renforcer leurs interconnexions, et pose même un problème en regard de l’obligation de chaque État membre d’assurer 70% des capacités disponibles pour les échanges aux frontières, faisant ainsi l’objet de demandes de dérogations par les pays les plus touchés.

Le rapport accablant de la Cour fédérale des comptes

La Cour des comptes fédérale allemande a publié un rapport  sur l’Energiewende en mars 2024. Si ce rapport fait état d’un retard sur le développement prévu des EnRi, il stigmatise particulièrement celui du réseau supposé permettre de les intégrer.

Et constate que les besoins de ce réseau progressent plus vite que les investissements qui lui sont consacrés. Avec un déficit croissant, chiffré à 6000 km de lignes de transport (ubertragungsnetze) pour 2023.


Ce graphique faisant apparaître en noir l’évolution du réseau de transport allemand, et, en gris clair, l’évolution programmée qu’il aurait dû suivre pour intégrer la part croissante prévue d’EnRi, ainsi que le caractère exponentiel de son retard sur les 7 dernières années.

 

Le rapport dénonce : « Les coûts d’expansion du réseau à l’avenir seront nettement plus élevés qu’auparavant. Selon les premières estimations de l'Agence fédérale des réseaux, les coûts liés à l'extension du réseau pour la période 2024 à 2045 s'élèvent à plus de 460 milliards d'euros. De nouvelles augmentations de coûts sont à prévoir. »

Évolution des coûts qu’il détaille dans l’illustration ci-dessous.



Il relève également la lourde sous estimation des coûts  du réseau de distribution :

« Les Gestionnaires de réseau de distribution (GRD) prévoyaient un besoin d'extension du réseau de distribution (Verteilernetze) de 93 136 km d'ici 2032 pour un coût estimé à 42,27 milliards d'euros. Compte tenu des objectifs de l'EEG 2023, la BNetzA (agence fédérales des réseaux) a déclaré en janvier 2024 que les GRD devraient investir pas moins de 150 milliards d'euros d'ici 2045. Selon de nouvelles informations parues dans la presse, les besoins d'investissement pendant cette période pourraient même s'élever à 250 milliards d'euros. » 

A ces coûts s’ajoutent ceux des services système qui devraient augmenter considérablement, « en particulier les coûts de gestion de la congestion du réseau, pour atteindre 6,5 milliards d'euros par an d'ici 2028. »

 

La Cour fédérale des comptes dénonce d’ailleurs également le retard pris dans la construction de capacités de moyens pilotables de secours qui n’en resteront pas moins indispensables pour les périodes sans vent ni soleil :

 « Il est peu probable que le BMWK (Bundesministerium für Wirtschaft und Klimaschutz ) soit en mesure de respecter son calendrier de construction de capacités de secours sécurisées et contrôlables avec le KWS » (Kraftwerksstrategie 2026) ».

 

Ce dérapage des coûts du système électrique est tel qu’il lui fait craindre la délocalisation de l’industrie allemande (1.3  « Selon une enquête de la Chambre de commerce et d'industrie allemande, les entreprises allemandes sont de plus en plus sceptiques quant à la transition énergétique et envisagent de plus en plus de délocaliser leur production à l'étranger »)

 

La sécurité française menacée

Le 4 avril 2022, la France pulvérisait le record du marché en devant notamment recourir aux offres d’équilibrage (DMO et Domin) que RTE a dû activer à 2987,78 €/MWh entre 7 heures et 9 heures, en raison de la forte consommation liée au froid et de la faible disponibilité du parc nucléaire.

Les interconnexions avec l’Allemagne qui sont prévues pour éviter une telle divergence de cours grâce aux importations, n’ont alors pas pu jouer leur rôle en raison des loop flows allemands provoqués par une production éolienne particulièrement élevée, avec 37 844 MW à 8 heures, soit dans le 94ème percentile depuis le 1er janvier. Dans son rapport de juin 2022 sur cet événement, la CRE montre en effet la corrélation systématique entre production éolienne allemande et baisse de capacité d’importation française en raison des loop flows, avec seulement 3597 MW de capacité d’import disponible depuis la Belgique et l’Allemagne, le 4 avril à 8 heures, pour une capacité totale de 15 720 MW (figure 11) et une capacité moyenne disponible de 8364 MW (tableau 1).

Parallèlement, une analyse de 2020 par Sia Partners constatait « Il est évident que les pics de prix dans la zone d'enchères belge ne se produisent que lorsque les flux de boucle dépassent une certaine valeur (500 MW). »

Dans le contexte difficile du 4 avril, les interconnexions étaient destinées à permettre à la coopération entre États de faire converger les cours par des importations. Ce qui est systématique tant qu’elles ne sont pas saturées. Cette coopération est pourtant la profession de foi du développement des EnRi qui misent sur une mutualisation toujours plus large pour refouler les surplus et des productions toujours plus lointaines pour compenser les périodes sans vent ni soleil.

Son coût est exponentiel, sa faillite du 4 avril 2022 laisse augurer les difficultés à venir.

vendredi 14 juin 2024

Qualité de l’air et énergies renouvelables

 

Qualité de l’air et énergies renouvelables

Jean Pierre Riou

Le Conseil européen a décidé de durcir les normes environnementales afin de respecter les dernières lignes directrices de l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Malgré la diminution des polluants depuis 1990, les émissions liées à l’activité humaine seraient encore responsables de 300 000 décès prématurés en Europe chaque année.

La première cause en serait les particules fines PM2,5 responsables selon lui de 238 000 décès, et la seconde serait le dioxyde d’azote (NO2) avec 49 000 décès prématurés, liés au fait que le NO2 réduit la fonction pulmonaire et aggrave notamment les symptômes de l’asthme.

PM2,5 et EnR

Or la première source d’émission de PM2,5, devant l’industrie ou les transports, est le chauffage individuel au bois, qui se trouve être en même temps la première source d’énergies renouvelables en France, devant l’hydraulique et l’éolien. Ce paradoxe du concept « renouvelable » qui ne serait pas synonyme de « durable » en raison de ses effets sur la santé, est notamment la raison de la volte face de la Commission européenne, dont la dernière directive limite l’usage de la biomasse ligneuse et prévoyait même d’en interrompre sa progression sous la pression d’organismes de santé qui avaient alerté le Parlement européen sur ce scandale sanitaire avant l’adoption, le 14 septembre 2022, d’une proposition de directive sur le sujet visant à interdire que cette part de biomasse ligneuse soit à l’avenir supérieure « à la part de la consommation énergétique globale que représente la moyenne de ces combustibles pour la période 2017-2022 ».

Ce qui avait provoqué la colère de la filière bois, inquiète de la fin des subventions à une énergie considérée jusqu’alors comme la principale source renouvelable.

NO2 et EnR

Le second paradoxe concerne la quantité de dioxyde d’azote émise par les centrales thermiques selon leur régime de fonctionnement. En effet les oxydes d’azote (NOx) - monoxyde d’azote (NO) et dioxyde d’azote (NO2) - sont présents dans tous les processus de combustion des énergies fossiles, en raison de la présence d’azote (N) dans l’air, et ajoutent leur émission au CO2 + H2O résultant de la combustion du gaz naturel (CH4) en présence d’oxygène (O2).

Or des mesures de terrain, notamment celles de Duke Energy ont révélé une forte augmentation des émissions de ces oxydes d’azote lorsque des à coups de fonctionnement ou régimes partiels sont imposés à ses turbines à gaz par la production cyclique du solaire. Au point que Duke Energy avait dû demander un assouplissement de ses contraintes environnementales pour pouvoir continuer à fonctionner. Notamment lors de sa demande au North Carolina Division of Air Quality (NCDAQ) de nouveaux standards d’exigences d’émissions reproduite ci-dessous.


Source https://nsjonline.com/article/2019/08/duke-energy-application-points-finger-at-solar-for-increased-pollution/

Kim Crawford, représentant Duke Energy avait fait savoir que ses centrales à cycle combiné à gaz (CCG) étaient particulièrement sensibles à ces régimes partiels pour lesquels elles ne sont pas conçues, et qu’au lieu de 264 livres de NOx émises quotidiennement par celles-ci en régime optimum, leur suivi obligé des cycles du photovoltaïque entraînait des émissions de plus de 624 livres chaque jour.

La nécessaire étude d’impact basée sur des mesures de terrain

La question posée par la sénatrice A.C. Loisier sur les études de terrain qui auraient mesuré les conséquences de ces à-coups de fonctionnement et régimes partiels imposés aux centrales thermiques n’a pas permis au ministère de citer d’autre étude que celles, purement théoriques de RTE ou de l’Ademe, fondées en permanence sur le même facteur d’émission par défaut.

La demande d’assouplissement de Duke Energy consacre le fait que le couplage d’EnR avec ses centrales thermiques amène celles-ci à dégrader la qualité de l’air.

Une étude environnementale chiffrant les éléments de cette problématique semble incontournable dans le cadre des lignes directrices sur la qualité de l’air pour permettre une politique énergétique consciente des enjeux sanitaires.

dimanche 9 juin 2024

Le marché de l’électricité selon Marcel Boiteux

 

Le marché de l’électricité selon Marcel Boiteux

 

Jean Pierre Riou

Où il apparaît que les règles du marché sont destinées à favoriser à tout prix les énergies intermittentes et les transactions avec des acteurs de plus en plus lointains, au détriment de la sécurité du consommateur.

Marcel Boiteux, économiste et mathématicien, directeur et président d'EDF de 1967 à 1987, après y être entré en 1949, est décédé en septembre dernier à l’âge de 101 ans. Il incarne encore aujourd’hui la pertinence de la période héroïque d’EDF, fleuron du savoir faire français que le monde nous enviait.

En mai 2007, Marcel Boiteux expliquait pourquoi, dans Futuribles :

« En théorie économique, l’électricité cumule pratiquement toutes les exceptions aux heureux effets de l’économie de marché. D’où suit qu’on peut militer avec conviction pour la régulation par le marché, et en exclure l’électricité. »

Les interconnexions de ce marché, alors régulé, avaient pour seule fonction de sécuriser l’approvisionnement électrique des États par la possibilité d’importer en cas de défaillance de la production ou de pic excessif de consommation. Tandis que la fonction de ces liaisons transfrontalières  consiste désormais, à la fois à pallier une absence prolongée de vent ou de soleil dans des pays qui ont cru pouvoir se dispenser du doublon intégral d’un parc pilotable, et surtout à chercher preneur de plus en plus loin pour les surplus exponentiels de l’éolien ou du solaire. Quitte à en rémunérer l’acheteur via des cours négatifs.

Libéralisé, mais pas que

La libéralisation du marché européen de l’électricité repose en effet sur une évolution des règles concernant le développement des interconnexions, ainsi que sur l’optimisation de leur utilisation, sous la forme d’un « couplage du marché » qui consiste à mettre aux enchères la capacité d’interconnexion de façon « implicite » en même temps que l’énergie mise sur le marché. Tandis que le système d’enchères explicites, demandant de prévoir la capacité d’interconnexion en amont de la transaction sur l’électricité elle-même, ne permettait pas cette optimisation de l’utilisation du réseau.

Le centre de Coordination technique Coreso est chargé de calculer en temps réel les capacités transfrontalières pour les plates formes du marché pour permettre ainsi son couplage avec les capacités d’interconnexion. D’autres centre de coopération régionale ont vu le jour partout en Europe.

La France est au centre de ce dispositif, par ses liaisons avec l’Europe du Sud-Ouest (SWE), l’Italie du Nord, et la région Core, qui comprend les 6 pays de la région Europe du Centre-Ouest (Allemagne, Autriche, Belgique, France, Luxembourg et Pays-Bas) ainsi que 7 pays supplémentaires (Croatie, Hongrie, Pologne, République Tchèque, Roumanie, Slovaquie et Slovénie, et qui remplace la région Centre Ouest depuis 2022.

 

Source https://www.coreso.eu/services/ccc/

Le 13 octobre 2016 la CRE a validait l'utilisation de l'algorithme Euphemia pour calculer en temps réel et allouer implicitement les capacités d'interconnexion et de calculer la position nette ainsi que le prix spot de chaque zone de marché journalier et infrajournalier. à l'usage des différents opérateurs de marché (« Nominated Electricity Market Operator », ou « NEMO ») (BSP, CROPEX, SEMOpx (EirGrid et SONI), EPEX, EXAA, GME, HEnEx, HUPX, IBEX, Nasdaq, Nord Pool, OMIE, OKTE, OPCOM, OTE, et TGE.)

Après appel d'offre, une délibération du 28 juillet 2015 de la CRE a désigné EPEX SPOT et Nord Pool en qualité de NEMO en France.

Ce marché concernait alors 19 pays 

Si le marché britannique a été ensuite découplé lors du Brexit, ce couplage du marché représente aujourd'hui 98,6% de la consommation d’électricité de l'UE.


Source Entsoe https://www.entsoe.eu/network_codes/cacm/implementation/sdac/

Ce marché libéralisé fonctionne sur la seule règle de l’offre et la demande, qui peut osciller entre des prix négatifs lorsque l’offre est supérieure à la demande, à l’indexation sur le moyen le plus coûteux appelé pour établir l’équilibre en cas de forte tension, celui-ci étant d’ailleurs l’effacement de la consommation, qui a atteint 3515€/MWh le 4 avril 2022. Tous les électrons mis aux enchères sont alors négociés au même prix, indépendamment de leur coût de production.

Pour permettre une injection croissante d’énergies renouvelables, le règlement européen

 (UE) 2019/943 du 5 juin 2019 impose qu’un minimum de 70% de la capacité de transport électrique de chaque État soit disponible pour les échanges transfrontaliers, sans tenir compte des flux de boucle, afin de réduire la divergence des cours spot au sein de ce marché couplé, qui est le symptôme de la saturation des interconnexions, sans laquelle les acteurs du marché auraient enchéri à moindre prix.

Sur l’année 2022, RTE a respecté cet impératif 87% du temps, atteignant très majoritairement l’objectif fixé par le règlement. Les frontières françaises n’ayant été soumises à aucune dérogation, ce qui n’est pas le cas de la plupart de ses homologues européens, comme le souligne la CRE.

La région Europe du Sud-Ouest (péninsule ibérique) a notamment obtenu une dérogation pour l’année 2020, renouvelée en 2021 l’autorisant à ne pas respecter ce critère. C’est d’ailleurs en raison de cette « capacité d'interconnexion limitée de la péninsule ibérique » que l’Espagne et le Portugal avaient obtenu une dérogation, jusqu’en mai 2023 leur permettant de réguler le prix du gaz grâce à des aides d’État et, par là même, de bénéficier d’un cours spot de l’électricité inférieur à celui du reste de l’UE en 2022.

Swissgrid : en plein milieu, mais exclu

La Suisse, qui n’est pas membre de l’UE et n’a pas conclu d’accord sur l’électricité, se trouve, comme la Grande Bretagne, exclue de ce couplage de marché, alors qu’elle représente le poumon de la plaque électrique européenne, grâce à la capacité de ses barrages hydrauliques. Ses 41 lignes frontalières, 141 postes de couplage et 40 000 points de mesure en font l’un des réseaux les plus stables du monde. Sa place centrale lui assure un rôle de transit capital, notamment vers l’Italie. Mais elle se trouve de plus en plus déstabilisée par les flux de transit européen qui affectent ses propres capacités d’import. Particulièrement les flux non nominés qui traversent le pays pour revenir dans la même zone d’enchère, ainsi que l’Allemagne en est coutumière, afin de soulager ses propres congestions au détriment des capacités suisses. Swissgrid constate que « L’Union européenne continue à développer systématiquement le marché européen de l’électricité. La mise en œuvre du troisième paquet relatif au marché intérieur progresse tandis que le quatrième paquet, le «Clean Energy Package», est entré en vigueur en parallèle. Les règles européennes relatives à l’exploitation du réseau et du marché divergent par conséquent de plus en plus des règles suisses. » Swissgrid s’attend à ne plus pouvoir y défendre les intérêts de la Suisse, ainsi qu’à une « augmentation des flux imprévus sur le réseau suisse, à une hausse des coûts de redispatch et à des restrictions de la capacité d’importation disponible pour la Suisse, le cas échéant. »

Quel marché et dans quel but ?

La question d’un aménagement des règles du marché ne saurait être celle de l’incontournable offre et la demande, ni d’une indexation quelconque au prix du gaz ou autre fantasme. Mais de s’interroger sur le bien fondé de la surenchère d’injection d’intermittence qui découle de la surenchère d’interconnexions destinée à les intégrer, et fausse la rémunération des énergies pilotables et décarbonées que sont nucléaire et hydraulique. En effet, après 4 heures de prix négatifs français en 2017, 11 en 2018, 26 en 2019, une centaine en 2020 et 148 en 2023, les 150 heures ont déjà été dépassées sur les 5 premiers mois de 2024. Posant ainsi le problème de l’intervention de l’État pour la rémunération de tous les producteurs d’électricité dans un marché prétendu libéralisé. Des investissements de long terme tels que des centrales nucléaires se trouvant désormais contraintes à ne produire que lorsque les cours sont suffisamment hauts, comme le montrent les 100 jours d’arrêt minimum du réacteur de Cattenom 1 ou les modulations journalières de plus de 10 GW opérées quotidiennement par le parc nucléaire.

La France, plus gros exportateur mondial d’électricité quasiment chaque année depuis 1990 doit rester sécurisée par des interconnexions avec ses voisins, principalement pour passer les pics hivernaux de consommation. Mais il n’apparaît pas que la capacité de son parc nucléaire/hydraulique ait quelque intérêt à voir les interconnexions croitre sans cesse pour permettre le dumping généralisé de productions toujours plus aléatoires à prix cassé, du moins tant que celles-ci ne permettront pas de se dispenser du doublon d’un parc de production pilotable. En effet, à consommation strictement égale en Europe entre 2008 et 2021, 264,6 GW éolien/Solaire ont été ajoutés parallèlement à une réduction de seulement 29,3 GW pilotables, dont 8 nucléaire.

 

En avance sur son temps

 

Tandis que la libéralisation du marché de l’électricité aura enfanté des cohortes de nouveaux acteurs sur les juteux marchés de gros, de capacité, d’ajustement, d’effacement, et autres fournisseurs, agrégateurs, responsables d’équilibre et traders de tout poil, alors que des investissements exponentiels dans les réseaux se révèlent progresser moins vite que les problèmes de sécurité qu’ils sont réputés résoudre, il est tentant de citer à nouveau Marcel Boiteux, dans la conclusion de son analyse des marchés de l’électricité citée en introduction :

 

« Mais, après qu’à travers les siècles le pouvoir des plus riches l’ait peu à peu emporté sur celui des plus forts, ne peut-on penser qu’un jour viendra où le pouvoir de l’argent sera lui-même sublimé par une forme de pouvoir dont les motivations seront plus élaborées ? Une économie de marché convenablement encadrée assurera alors la prospérité d’un secteur concurrentiel enfin libéré des entraves à courte vue qui lui sont prodiguées aujourd’hui, tandis que, là où monopoles naturels et coûts de transaction prévalent, réapparaîtront des entreprises publiques chargées efficacement des missions que le système du marché permet mal de remplir. 

 Alors l’EDF d’avant aura été seulement en avance d’un temps ... »