EnR et blackout : le spectre de l’apprenti sorcier
Dans Économie Matin
Selon le gestionnaire du réseau électrique européen (Entsoe), le blackout qui a frappé la péninsule ibérique le 28 avril dernier serait le plus grave depuis plus de 20 ans. Mais surtout le premier du genre !

En effet, il ne semble pas relever d’un incident fortuit, d’ailleurs toujours pas identifié, mais résulter d’une situation difficilement gérable sur une période de plusieurs heures. Et cette situation s’avère tout aussi difficilement gérable encore aujourd’hui. Bien que l’importance des énergies électriques intermittentes (EnRi) caractérise le mix ibérique, leur responsabilité dans ce blackout n’est toujours pas dénoncée clairement après 5 mois d’enquête. Pour autant, leur responsabilité devient de plus en plus difficile à cacher.
L’analyse sommaire
En mai 2025, l’association PNC diffusait l’analyse du « Mont Champot » sur les raisons de ce blackout. Le message de son illustration « plongés dans le noir à cause du soleil… c’est ballot ! » laissait deviner sa conclusion. Cependant, plus de 5 mois après l’incident, le dernier rapport provisoire de l’Entsoe n’a toujours pas identifié l’élément responsable des déconnexions en cascade de moyens de production, même s’il s’agit, pour la première d’entre eux, d’une centrale solaire. L’instabilité systémique de la tension du réseau n’en reste pas moins mise en cause, ainsi que les difficultés liées aux fluctuations de la production des EnRi.
L’aveu espagnol
Pour assurer l’équilibre électrique, les gestionnaires de réseaux doivent respecter les lois européennes de la concurrence. En Espagne, c’est la Commission Nationale des Marchés et de la Concurrence (CNMC), créée par la loi 3/2013 du 4 juin 2013, qui est chargée d’appliquer la transcription en droit national des règlements européens sur la concurrence, notamment les articles 101 et 102 du Traité sur le fonctionnement de l’UE.
C’est ainsi que l'article 7.1, alinéa b) de cette loi, autorise la CNMC à « établir la méthodologie d'accès aux infrastructures transfrontalières, y compris les procédures d'allocation de capacité et de gestion de la congestion dans le secteur de l'électricité. De même, l'alinéa c) du même article autorise cette Commission à établir les méthodologies de fourniture des services d'équilibrage au sein du système électrique. »
Le courtier en énergie Selectra vient de faire état d’un nouveau « risque imminent de blackout » en Espagne dont la responsabilité serait portée par les EnRi, contraignant le gestionnaire du réseau espagnol REE à l’avouer à la CNMC, pour solliciter des aménagements à cette libre concurrence en confessant son incapacité à équilibrer le réseau face à leurs écarts de production au gré du vent et du soleil.
Dans le document de procédure d’audience de la CNMC visant à introduire des mesures urgentes de stabilisation du système, « particulièrement en période de production solaire élevée », REE insiste sur la nécessité d’une programmation en amont des productions d’EnRi et réclame la fin des changements brutaux de puissance, par l’obligation du respect de programmes préétablis (PTR). Il y constate un accroissement des variations rapides de tension, notamment enregistrées ces deux dernières semaines, susceptibles de provoquer des coupures qui déstabilisent le système électrique. Cette évolution du système ces dernières années étant due, selon lui, à plusieurs facteurs, dont le plus important provient de la croissance significative du nombre d'installations connectées au réseau via l'électronique de puissance, telles que l’éolien et le solaire, et leur forte concentration en certains points du réseau. Ces installations pouvant modifier leur puissance « en quelques secondes seulement, pratiquement par paliers », tandis que ces technologies « ne régulent pas la tension en continu » comme le font les centrales conventionnelles, ainsi qu’il le déplore.
Selon Green Univers du 9 octobre, confronté à une situation analogue à celle d’avril dernier, REE n’aurait même pas attendu l’autorisation de la CNMC, puisque l’audience de celle-ci est prévue le 15 octobre, pour autoriser de nouvelles procédures, notamment de limitation dans la hausse ou la baisse des plages de puissance des EnRi, susceptibles jusqu’alors de passer de 0% à 100% de leur capacité en 120 secondes, ainsi que leur exclusion de certains marchés d’ajustement, dont la lenteur a été identifiée parmi les causes du blackout. Sachant que ces mesures entraîneront un manque à gagner significatif pour les exploitants d’EnRi.
L’inquiétude française
En France, cette inquiétude des gestionnaires de réseau, est également palpable. Selon « L’écho du solaire », Xavier Piechaczyk, président du directoire de RTE aurait fait passer un message identique en titrant « Ce que RTE attend de vous, producteurs d’EnR, pour sortir de l’adolescence ! » Un article qui rapporte les termes de ses critiques, notamment : « Aujourd’hui, les producteurs d’installations de plus de 1 MW devraient nous envoyer leur courbe de programmation de production. Mais 95% des producteurs ne le font pas. » Ou encore « le 1er avril 2025 à 13 heures, on est passé en épisode de prix négatif et à ce moment-là, sur le réseau, on a perdu en quelques minutes 9 GW de production. Sur ces 9 GW combien de producteurs nous avaient transmis leur programmation selon laquelle ils allaient couper leur installation parce que les prix spot allaient devenir négatifs ? Zéro. 9 GW, c’est comme si on perdait d’un coup neuf tranches nucléaires. C’est compliqué de gérer la fréquence quand on perd en quelques minutes l’équivalent de 9 tranches nucléaires. C’est au-delà de l’incident dimensionnant en Europe ».
Par « incident dimensionnant, X Piechaczyk fait allusion à l’anticipation de l’incident maximum de perte de puissance fortuite pour lequel les réserves sont dimensionnées. En effet, pour gérer la fréquence, selon RTE dans son bilan de sûreté, « Aujourd’hui, la réserve primaire européenne (FCR pour Frequency Containment Reserve) est dimensionnée pour être en capacité de faire face à l’incident dimensionnant, défini comme la perte simultanée des 2 plus gros groupes en service (réacteurs nucléaires de 1 500 MW chacun), soit 3 GW. Ce besoin est ensuite réparti entre les différents pays composant la plaque synchrone Continental Europe. »
Annonçant des mesures qui devront impacter la filière solaire, X Piechaczyk prévient qu’ «il va se passer pas mal de choses dans votre secteur » et que « c’est la contrepartie de la fin de l’adolescence et du passage à l’âge adulte» car « l’éléphant dans la pièce, c’est le prix de l’électricité » et « l’autre éléphant dans la pièce c’est : veillons à ne pas multiplier les actifs qu’il faut amortir sur le système électrique français, car il faudra tout de même le payer un jour ».
Par « multiplier les actifs qu’il faut amortir » l’article ne dit pas si le président du directoire de RTE envisageait une analyse aussi radicale que celle du « triptyque énergétique » qui montre que notre transition nous amène à payer 3 fois pour le même kWh : 1 fois pour les EnRi, 1 fois pour les centrales en réserve des EnRi et une fois encore pour la restructuration du réseau permettant d’intégrer ces EnRi. Ce qui pose question dans le cas de la France où le parc pilotable n’avait aucun besoin de ces EnRi pour être déjà décarboné.
Le mur des réalités
Les mesures se succèdent désormais pour limiter les productions d’EnRi, en France comme en Allemagne où la loi « Solarspitzengesetz » a mis un terme aux subventions de l’énergie solaire lors des périodes de prix négatifs.
Le propos du présent article n’est pas d’affirmer que ce bridage de leur production, ainsi que diverses améliorations technologiques permettant de restructurer le système, ne seront pas susceptibles de compenser les problèmes posés par l’intermittence de production des EnRi. Mais à l’heure où le coût de cette politique se chiffre désormais en milliers de milliards d’euros, notamment jusqu’à 5 400 Md€ en 25 ans pour l’Energiewende, selon la méta analyse de la chambre de commerce et de l’industrie allemande, son objet est de montrer que malgré les sommes exponentielles investies dans les réseaux, le risque de blackout semble croître plus vite que les aménagements financés pour l’éviter.
En tout état de cause le spectre de l’apprenti sorcier du renouvelable, véhiculé par le blackout ibérique, a mis un terme à l’insouciance de sa gabegie financière.




