L’Europe dans le noir : dernier avertissement
Jean Pierre Riou
Par delà leur vulnérabilité aux cyberattaques, les énergies renouvelables (EnR) fragilisent le réseau électrique européen en sapant la résilience que lui conférait l’inertie des énormes machines synchrones des centrales conventionnelles. Ce 9 janvier, le gestionnaire du réseau électrique européen “European Network of Transmission System Operators for Electricity (ENTSO-E)” a publié une mise à jour de sa précédente alerte, dans laquelle il appelle des mesures urgentes destinées à récupérer une partie de la résilience perdue, en raison d’un risque identifié et grandissant d’écroulement de la totalité du réseau continental, lors duquel aucun réseau voisin ne serait plus en mesure de le restaurer.
Le diagnostic
Une baisse d’inertie inquiétante
En décembre 2021, l’ENTSO-E avait attiré l’attention sur l’augmentation du risque d’écroulement du réseau européen en raison de la baisse de son inertie liée au remplacement des centrales conventionnelles par les énergies renouvelables qui en sont dépourvues. Il rappelait en préambule qu’il ne lui appartenait pas de définir ce qu’est un risque acceptable, considérant qu’il s’agit d'une décision politique autant que technique. Ce même mois, Le Mont Champot avait publié une analyse de ses conclusions dans l’article « Stabilité dynamique et blackout en Europe continentale » qui mettait en évidence un besoin « minimum théorique additionnel » de 500GWs pour scénario BE 2025 (Best Estimate 2025) et plus de 2500GWs d’ici 2040, quel que soit le scénario.
Le rapport précisait, à titre indicatif, que ce besoin complémentaire d’inertie de 2500GWs en 2040 correspond à 2000 unités conventionnelles de production de 250MW chacune, soit 500GW de centrales conventionnelles disposant d’ une constante d’inertie de 5 secondes. Pour comparaison, le parc nucléaire français représente moins de 62 GW, EPR de Flamanville compris.
L’urgence des mesures indispensables
Ce 9 janvier 2025, l’ENTSO-E vient de publier une mise à jour de cet avertissement dans laquelle il rappelle que le précédent rapport avait identifié un risque en cas de division du système « pouvant conduire à une panne totale des deux sous-systèmes divisés, appelée division grave globale (GSS), (qui) devrait être la situation la plus critique car il n’existe pas de système sous tension sain pour soutenir la restauration du système en panne ». Or ce nouveau rapport met en évidence le fait que « Les résultats mis à jour montrent que le nombre de cas théoriques de division du système où les deux sous-systèmes dépassent le seuil opérationnel du taux de variation de fréquence (RoCoF) de ± 1 Hz/s – conduisant potentiellement à une panne totale – augmente considérablement entre les scénarios 2030 et 2040."
Dit autrement, les scénarios actuels de développement des EnR entraînent une diminution de la résilience du système électrique pouvant provoquer un blackout total à l’échelle du continent en cas de perte imprévue de moyens de production. Le rapport insiste sur la nécessité de prendre d’urgence des mesures permettant de retrouver, dans un premier temps, une partie de la résilience perdue par l’augmentation de la part d’EnR afin de limiter le nombre d’occurrences potentielles d’effondrement total du réseau ou «potential global severe splits (GSS) », caractérisées par un RoCoF de ± 1 Hz/s, considéré comme ingérable et amenant une situation dans laquelle aucune partie « saine » du réseau européen serait susceptible de réactiver l’autre. Étant entendu que d’une part, l’objectif d’une inertie suffisante dans chaque région 100% du temps demanderait un trop gros effort, et que d’autre part, l’écroulement d’une partie du réseau pouvant être plus ou moins rapidement réactivée par l’autre partie restée « vivante » est considéré acceptable.
Méthodologie
Le rapport compare les courbes de durée annuelle d'énergie cinétique « Ekin » et de constante d’inertie équivalente (H) pour l’année 2019 avec le scénario NT2030. Les courbes de durée affichent la part de temps pendant laquelle l'énergie cinétique et la constante d'inertie équivalente dans la zone synchronisée d’Europe continentale (CE SA) sont inférieures à une valeur choisie. Le scénario NT2030 montre des niveaux d'inertie considérablement réduits dans le système, démontrant le déclin progressif de sa résilience en cas de division du système si aucune action n'est initiée.
La constante d’inertie représente le temps durant lequel un générateur peut fournir sa puissance nominale en utilisant uniquement l’énergie cinétique accumulée dans ses rotors, avant de ralentir significativement. Cette constante H, est égale à l’énergie cinétique divisée par la puissance nominale. La constante d’inertie d’un parc électrique dépourvu d’EnR est typiquement proche de 5 secondes, c’est la valeur moyenne retenue par l’Entso-e dans ses préconisations de décembre 2021. Et c’est cette inertie qui permet aux gestionnaires de réseau de disposer d’une marge suffisante pour activer les mesures destinées à rétablir l’indispensable équilibre à 50 Hz. Les énergies renouvelables ne conférant aucune inertie au réseau, on comprend pourquoi leurs périodes d’injection massive s’accompagnent d’une baisse importante de cette inertie et affectent la résilience du système, en le menaçant d’écroulement à la moindre défaillance, comme ce fut le cas pour le blackout qui a affecté le Royaume uni en 2019, au moment précis où son gestionnaire de réseau annonçait triomphalement un nouveau record éolien en titrant It’s wind o’clock !
Ca ne s’invente pas.
Recovering Power System Resilience (Récupérer la résilience du système électrique)
Pour retrouver l’indispensable résilience perdue, l’ENTSO-E propose une méthodologie commune permettant à chaque gestionnaire de réseau (GRT) de faire connaître en permanence la somme des masses connectées en rotation de manière synchrone, ainsi que celle des dispositifs de « grid forming » destiné à en compenser le manque, notamment par des compensateurs statiques synchrones (STATCOMs), qui sont des moteurs synchrones tournant à vide, ainsi que des condensateurs statiques (SCs) ou des unités de production non synchrones ou synchrones (Power Park Module ou PPM) grâce à des dispositifs d’électronique de puissance.
Chaque pays devra décider du mix opportun entre grid forming et énergie cinétique conventionnelle pour recouvrer la valeur minimale demandée.
L’urgence d’une constante d’inertie minimum ( Hmin ) égale à 2 sMW/MVA
Le rapport propose des mesures d’urgence. Et considère notamment que « tous les pays doivent lancer des actions dès que possible pour garantir progressivement une constante d’inertie minimum ( Hmin ) égale à 2 sMW/MVA pendant 50 % de l’année.
Dans un objectif ultérieur tous les pays devront garantir Hmin = 2 sMW/MVA pendant 90 % de l’année. Les réévaluations futures devraient également envisager d'autres améliorations des méthodes d'allocation d'inertie en prenant en compte des paramètres supplémentaires, tels que l'équilibre du système ou la charge du système. Ces améliorations devraient viser à maintenir une distribution d'énergie cinétique efficace et équilibrée dans l'ensemble de l’Europe continentale. « À titre d'exemple d'application, les pays principalement exportateurs d'une grande quantité d'énergies renouvelables connectées verraient leurs besoins supplémentaires en énergie cinétique répartis de manière plus uniforme par rapport aux autres pays. »
Ce qui semble conférer à la France, qui a opté pour une décarbonation axée sur le nucléaire, un rôle majeur dans la restauration de l’énergie cinétique du système grâce à ses énormes turboalternateurs synchrones. Et devrait faire comprendre que lorsque le vent souffle sur l’Europe, c’est d’autant moins le moment pour les éoliennes françaises de prendre la place de l’inertie du nucléaire qu’un rapport de l’Inspecteur général pour la sûreté nucléaire, vient de suggérer que les variations de régime ainsi imposées pourraient de surcroît, altérer la sûreté des réacteurs, en écrivant : « J’estime que la priorité donnée aux EnR, dans une complémentarité unilatérale nucléaire-EnR, conduit à des variations de puissance dont il serait d’autant plus opportun de se dispenser qu’elles ne sont jamais anodines sur la sûreté, notamment la maîtrise de la réactivité, et sur la maintenabilité, la longévité et le coût d’exploitation de nos installations .»
La guerre hybride
D’autre part, les EnR sont particulièrement sensibles aux cyberattaques. Le FBI a récemment alerté sur cette menace permise par la grande connectivité des EnR américaines, tandis qu’un rapport britannique de 2022 dénonçait ce risque lié à leur multiplication et leur système de pilotage à distance qui facilitait leur piratage. En second lieu, la dépendance à une chaîne d'approvisionnement mondiale introduit des vulnérabilités supplémentaires, car des composants critiques peuvent être compromis avant même leur installation. Selon Euractiv, un piratage éthique a déjà démontré la facilité du piratage de millions de panneaux solaires aux Pays Bas. Il devient évident que dans la guerre hybride contre la Russie dans laquelle s’engage l’Europe, il sera autrement plus facile de plonger le continent dans le noir en piratant ses énergies renouvelables, qu’en bombardant une centrale nucléaire, comme l’a montré la résistance de celle de Zaporijjia après avoir essuyé le tir de pas moins de12 missiles dans le seul weekend du 19 et 20 novembre 2023. La diminution de l’inertie du réseau faciliterait alors l’effet délétère d’arrêts et redémarrages intempestifs simultanés de plusieurs parcs éoliens, à l’image de leur comportement incontrôlable qui a compliqué la situation lors de la panne géante de 2006.
L’instabilité du contexte géopolitique a amené l’Europe à décider un effort sans précédent pour se réarmer. On sait que les infrastructures énergétiques seront la cible privilégiée des attaques malveillantes, de même qu’elles l’ont été en Ukraine par la Russie. La résilience du réseau électrique d’Europe continentale repose sur l’inertie des réacteurs nucléaires français, pierre angulaire de la restauration en cas d’écroulement du réseau, et dont la résilience est démontrée par la réussite de leurs tests périodiques d’ilotage. Leur imposer des régimes de fonctionnement liés aux caprices de la météo, c’est prendre la responsabilité de compromettre le meilleur atout de l’Europe dans la période troublée qui s’annonce.
Le traitement
Les besoins en électricité
La programmation pluriannuelle de l’énergie, mise actuellement en consultation, table sur une réduction de la consommation d’énergie finale comprise entre l’objectif de 1 243 TWh en 2030 fixé par la Directive 2023/1791/EU relative à l’efficacité énergétique (DEE) et un maximum de 1410 TWh. La part croissante que devra en prendre l’électrification est prévue à 34% au lieu de 27% en 2023, soit une consommation d’électricité prévue entre 422,6 TWh et un maximum de 479,4 TWh en 2030. C'est-à-dire une quantité largement couverte par la seule production du parc nucléaire avec un facteur de charge de 80% (441 TWh) dont les pointes de consommation seraient lissées par une production hydraulique supérieure chaque année à 50 TWh. Même à horizon 2050, les économies d’énergie sont supposées ramener la consommation finale à 1060 TWh, dont 54% d’électricité, soit 572 TWh électriques, et donc guère plus que les 536 TWh de 2024, sans l’EPR de Flamanville3.
Les délais de construction
En tout état de cause, l’urgence de développer des énergies intermittentes pour répondre à une augmentation de consommation électrique qu’on ne voit d’ailleurs toujours pas venir peine à convaincre. Selon la SFEN, les temps de construction des réacteurs connectés au réseau en 2021 varient entre 56 mois (Tianwan 6) et 122 mois (Kakrapar 3) avec une médiane de 88 mois, tandis que le PDG d’EDF Luc Rémont affirme pouvoir construire des EPR2 en 70 mois, soit moins de 6 ans. Bien sûr, on connait les lenteurs administratives et recours juridiques susceptibles de faire éterniser cette durée.
Le cas de l’autoroute A69 en est la parfaite illustration. Le cabinet Gossement Avocats en a retracé l’historique ayant précédé la décision du tribunal de Toulouse ordonnant l’arrêt des travaux de l’autoroute A69 alors terminé à 70% après des centaines de millions d’euros investis. C’est en effet le 8 mars 1994 que le ministère de l’équipement avait approuvé ce projet de liaison. Il a fallu attendre 2017 pour que le préfet de Haute-Garonne porte par arrêté l’utilité publique du projet de travaux après instruction du dossier. Utilité publique entérinée par le décret du 19 juillet 2018 et confirmée en 2019 par le Conseil d’État qui rejetait les recours tendant à son annulation. Et c’est donc plus de 30 ans après que la décision a été prise, que les travaux ont été interrompus pour une utilité publique désormais refusée.
La volonté politique
Pour restaurer Notre Dame dans les temps impartis, des dérogations ont été accordées en termes d’urbanisme et de protection du patrimoine, de marchés publics, et de protection de l’environnement. L’argument du délai excessif pour la construction de nouveaux réacteurs ne résisterait pas à une volonté politique ferme dans un contexte hostile de souveraineté menacée, quitte à envisager un partenariat étranger tel que celui qui a présidé à la construction de notre parc historique avec les États-Unis. Tandis qu’on attend toujours la première manifestation concrète de cette volonté, 3 ans aujourd’hui après le discours de Belfort.
La Directive sur les EnR
Les Directives européennes sur les énergies renouvelables, dont la dernière révision date de 2023 fixent un objectif contraignant au niveau de l’Europe et non des États qui doivent la transcrire dans les droits nationaux, contrairement aux Règlements européens qui sont immédiatement contraignant pour chaque État. L’archaïsme du concept même de renouvelable est mis en évidence par le chauffage individuel au bois, désormais dans le collimateur de la Commission européenne qui cherche clairement à l’interdire à court terme pour raison sanitaire et qui représente de loin la première source d’énergie renouvelable consommée en France, devant l’hydraulique et l’éolien. Ce diktat qui pénalise l’énergie nucléaire, pourtant décarbonée pourrait être dénoncé par la France, qui refuse d’ailleurs de régulariser son retard sur ce point concernant l’objectif 2020.
Perspectives d’avenir
La fragilisation du système électrique et particulièrement celle de notre parc nucléaire doit cesser sans délai. De part et d’autre des frontières, la quantité de cyberattaques a explosé en 2022, pour s’en prendre aussi bien aux infrastructures qu’à l’opinion publique qu’elles manipulent pour saper la confiance dans les institutions et les projets qu’elles portent. La crise existentielle que doit affronter l’Europe implique des mesures d’exception destinées à ne pas laisser les « idiots utiles » de cette manipulation faire prospérer indéfiniment devant les tribunaux des freins au nécessaire redressement économique et industriel. Dans ce nouveau contexte, le délai de construction des outils nécessaires ne saurait faire obstacle à l’aménagement d’une résilience indispensable à la réindustrialisation du pays.
Dans cette entreprise, bien des idées reçues jusqu’alors devront être scrupuleusement questionnées.