Les dérives du marché de l’électricité
Jean Pierre Riou
La réindustrialisation de la France, dont la nécessité vient d’être mise en évidence par la crise sanitaire, se trouve significativement compromise par l’extrême vulnérabilité de son système électrique. En effet, notre pays se trouve particulièrement exposée à l’extrême volatilité d’un cours exponentiel du marché de gros du MWh. Et le prix devra en être payé, d’une manière ou d’une autre, par l’ensemble de la population, parallèlement à la perte d’un facteur de compétitivité essentiel pour notre industrie.
Il importe d’en comprendre les raisons, et principalement celles pour lesquelles ce cours n’a strictement rien à voir avec une quelconque dépendance française aux énergies fossiles, notamment au gaz russe, et encore moins avec le coût de notre production nucléaire.
Un marché du MWh volatile et strictement décorrélé du coût moyen de sa production.
Selon le gestionnaire du réseau (RTE)[1], en effet, : « Le marché de gros de l’électricité fonctionne de manière particulière car non seulement il s’agit d’un marché européen, mais on n’y raisonne pas en « prix moyen », mais en « prix marginal ». En clair : c’est le coût de la dernière centrale retenue pour satisfaire la consommation qui fait le prix pour toutes les autres. Qu’il soit issu d’un panneau solaire, d’un barrage hydraulique, d’une centrale nucléaire à gaz importe peu : tous les kilowattheures sont vendus selon la valeur du coût marginal. »
Les acteurs
Ainsi que le rappelle la Commission de régulation de l’énergie (CRE) [2]
Les acteurs qui interviennent sur ce marché de gros sont :
- les producteurs d’électricité qui négocient et vendent la production de leurs centrales électriques ;
- les fournisseurs d’électricité qui négocient et s’approvisionnent en électricité et la vendent ensuite aux clients finals pour leur consommation ;
- les négociants qui achètent pour revendre (ou inversement) et favorisent ainsi la liquidité du marché ;
- les opérateurs d’effacement qui valorisent la consommation évitée de leurs clients;
Ce marché fonctionne pour des livraisons à terme sur une période lointaine négociées en amont, ainsi que la veille pour le lendemain et jusqu’à une heure à l’avance sur la plateforme européenne. Puis le marché français permet des échanges jusqu’à 5 minutes avant la livraison.
La mission de RTE
Pour ajuster en temps réel l’offre à la demande, RTE dispose également de 1000MW de réserve rapide (RR) mobilisable en moins de 15 minutes et de 500MW de réserve complémentaire (RC) mobilisables en moins de 30 minutes, afin de faire face à la perte fortuite d’un gros groupe de production (1500MW).
Cette réserve d’ajustement peut consister en une réserve de puissance de production, ou d’effacement de consommation, notamment via des agrégateurs d’effacement.
Les acteurs de ce mécanisme d’ajustement doivent préalablement avoir répondu aux appels d’offre correspondant (AO RRRC).
En cas de défaillance de l’équilibre offre/demande, la loi permet enfin à RTE de recourir aux moyens exceptionnels que sont [3] : « le recours aux capacités interruptibles mentionnées à l'article L. 321-19 du code de l'énergie, l'appel aux gestes citoyens, la sollicitation des gestionnaires de réseaux de transport frontaliers hors mécanismes de marché, la dégradation des marges d'exploitation, la baisse de tension sur les réseaux, et en dernier recours le délestage de consommateurs ».
La loi sur la sécurité d’approvisionnement lui impose une durée moyenne de défaillance annuelle inférieure à trois heures [3].
Le couplage des marchés
Depuis 2006, le marché français a successivement été couplé avec celui de ses voisins européens. Vint quatre pays participent aujourd’hui à ce couplage, c'est-à-dire au calcul simultané des prix du marché et de leurs flux sur les interconnexions [4] via un seul algorithme partagé, appelé EUPHEMIA.
Auparavant, les capacités d’importation disponibles devaient être négociées en amont de l’achat d’électricité.
Le développement des interconnexions permet ainsi la convergence des prix dans les différents pays qui participent à ce marché, toute divergence révèlant l’engorgement de ces interconnexions. Dans son rapport de juillet 2018 [5] sur les interconnexions, la CRE explique en effet « Une interconnexion est gérée efficacement si elle est utilisée tant qu’il existe un différentiel de prix entre les deux pays qu’elle connecte. Une faible occurrence de la saturation d’une interconnexion implique alors un taux de convergence des prix important entre les deux places de marché. »
L’événement du 4 avril 2022
Le 4 avril 2022, un concours exceptionnel de circonstances stigmatisait durablement la fragilité du système électrique français en portant le cours du MWh à 2987,78€/MWh à 8 heures du matin.
(Source RTE)
La CRE a publié un rapport [6] qui en analyse les causes :
Au froid exceptionnel en cette saison (nuit la plus froide pour un mois d’avril depuis 1947) et à la disponibilité dégradée du parc nucléaire, se sont notamment greffés une mauvaise anticipation des productions renouvelables et un engorgement fortuit de nos capacités d’importation depuis l’Allemagne en raison de la saturation du réseau par les flux d’une forte production éolienne en Allemagne du Nord, en direction du sud industriel allemand, dont des flux de boucles, ou « loop flows » [7], empruntent alors régulièrement le réseau des pays voisins en les fragilisant. Le rapport précise en effet : « Dès lors les capacités d’imports de la France dans la région CWE sont plus limitées en cas de forte production éolienne en Allemagne ». C’est-à-dire seulement 33597 MW de capacité d’import disponible depuis la Belgique et l’Allemagne, le 4 avril à 8 heures, contre une capacité moyenne disponible de 8364 MW. »
Entre 8 heures et 8 heures 30, RTE activait notamment des offres de réserve rapide à un tarif compris entre 2987,78 €/MWh et 3512 €/MWh [8].
Notons que le cours européen du MWh, alors plafonné à 3000€ a alors automatiquement été relevé à 4000€/MWh[9] dans l’ensemble des pays européens participant à ce marché, comme chaque fois que 60% du plafond est dépassé pendant 1 heure dans l’un d’eux.
Une production renouvelable supérieure à la prévision
Selon la CRE, « La faiblesse anticipée de la production éolienne a constitué un des éléments majeurs poussant les acteurs et RTE à mettre la journée du 4 avril 2022 sous alerte. En effet, environ 3,5 GW d’éolien était anticipé pour la pointe du matin contre 9 GW le vendredi précédent ».
Avec un surplus entre + 900MW à 8 heures et + 2000MW à 18 heures, le déséquilibre de la région France s’est alors révélé positif ce jour là, et la CRE précise « La baisse de production nucléaire au cours de la journée s’explique par l’ajustement à la baisse demandé par RTE de plusieurs groupes (Blayais 4, Tricastin 4, Saint Alban 1, Paluel 1, Penly 2, Nogent 2 et Cruas 2) ».
Le rapport ajoute que les difficultés auraient été plus importantes dans le cas d’une surestimation de la production.
La fébrilité des marchés
Dans son rapport sur les prix à terme pour l’année 2023 [10], la CRE considère que « Les prix à terme de l’électricité pour l’hiver 2022-2023 pour livraison en France sont extrêmement élevés et ne correspondent plus à une anticipation moyenne des prix spot telle que modélisée historiquement. Ils reflètent soit des anticipations de forte pénurie, soit une prime de risque élevée sur le marché de l’électricité français, et vraisemblablement la conjonction des deux. »
En première approche, les prix à terme sur les heures de pointe peuvent être modélisés avec les TAC (turbines à combustion) toujours marginales (et donc le prix horaire égal au coût variable d’une TAC gaz) ainsi qu’un certain nombre d’heures d’atteinte de plafond de prix (c’est-à-dire d’heures où la demande totale sur le marché journalier ne peut pas être satisfaite par les offres de vente, en France ou depuis l’étranger au travers des interconnexions) valorisées au prix plafond sur l’enchère journalière, actuellement à 4000 €/MWh … le nombre d’heures d’atteinte de plafond de prix anticipé par le marché en France est très important, de l’ordre de 200 heures sur chacun des trimestres Q4 2022 et Q1 2023»
Ce plafond de 4000 euros vient d’être atteint dans les pays baltes, faisant déjà annoncer son relèvement automatique à 5000 euros [11] au 20 septembre 2022.
Mais cette « spirale infernale, dénoncée par la CRE, pourrait prendre fin, selon les Echos [12], à la suite d’un accord entre le régulateur du marché (ACER) et la Commission européenne, permettant de maintenir le plafond à 4000€/MWh.
La dérogation ibérique
Le 8 juin 2022, la Commission européenne autorisait l’Espagne et le Portugal [13] à octroyer des aides d’État à leur production d’électricité, notamment en plafonnant le prix du gaz, en raison de la crise énergétique et compte tenu de « la capacité d'interconnexion limitée de la péninsule ibérique ». Cette mesure est supposée prendre fin le 31 mai 2023.
La capture d’écran ci-dessous des cours du MWh de septembre est édifiante à plus d’un titre.
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