mardi 22 décembre 2020

EDF : l'exécution d'un géant Partie 2

EDF : l’exécution d’un géant

Un atout qui dérange

Jean Pierre Riou

La première partie de cette analyse a tenté de montrer l’avantage compétitif déterminant qu’EDF confère à la France sur ses voisins.

(http://lemontchampot.blogspot.com/2020/12/edf-lexecution-dun-geant.html)

Cette seconde partie, qui confirme la compétitivité de cette entreprise, montrera les raisons qui pourraient la priver de tout rôle stratégique.

 

2ème  partie 

La descente aux enfers

 

Chronique d’une procédure  ordinaire

En février 2000 La France retranscrivait en droit français son obligation d’ouverture du marché de l’électricité par la loi du 10 février 2000 [1]. Le parc nucléaire d’EDF tout juste achevé lui permettait alors de fournir un des kWh les moins chers d’Europe, ainsi qu’un avantage compétitif difficilement contournable pour toute concurrence à la production d’électricité. Cette circonstance explique à elle seule, 20 ans après, le peu d’autres acteurs sur le réseau français à l’heure actuelle.    

En effet, avec à peine plus de 10 GW [2] sur un total de 135 GW installés sur le territoire, Engie (ex GDF Suez) reste le principal concurrent d’EDF en France. Le groupe exploite 4 centrales (CCG) à gaz, le quart de la puissance hydro électrique, et détient la place de 1er producteur éolien et solaire [3].

Uniper (ex E-on) et Total se partageaient l’essentiel du reste de la production,  jusqu’à ce que les Directives européennes sur les normes environnementales aient amené Uniper à fermer plusieurs centrales à charbon, avant de revendre le reste de ses activités en France au groupe tchèque EPH  [4] en 2019.

Tandis que Total/Direct Énergie, issu de fusions ou rachats tels que Poweo,  Alpiq France, doit acheter les 2 centrales à gaz d’Uniper [5], devenu entretemps Gazel Energie, filiale d’EPH.

A l’instar d’Engie, Total/Direct Énergie affiche son ambition dans l’éolien par l’achat de Quadran en 2017, Vents d’Oc  en 2019, et Global Wind Power en 2020 [6]. La raison en est d’ailleurs clairement exprimée [7] par le PDG de Total, P. Pouyané : « Nous développons nos projets dans les énergies renouvelables selon un business model qui vise une rentabilité actionnaire supérieure à 10 %,car ce qui est durable, c’est ce qui est rentable. »

 

En dehors de cette « niche » de la production d’énergies renouvelables, dont l’achat est garanti à prix privilégiés, la concurrence dans le secteur de la production d’électricité se solde donc par un fiasco. Les deux autres composantes de la facture, que sont les taxes et les coûts de l’acheminement par le réseau sont les mêmes pour tous les fournisseurs et donc insensibles à la présence ou non de cette concurrence.

 

En janvier 2007, la Commission européenne  rendait son rapport [8] sur l’enquête sectorielle concernant la concurrence du secteur de l’énergie. A la suite de ce rapport, elle ouvre en juin une enquête [9] « au sujet d'aides présumées en faveur de grandes et moyennes entreprises en France, sous forme de tarifs industriels d'électricité réglementés à un niveau artificiellement bas », soupçonnant des aides d’État, incompatibles avec le Traité sur le fonctionnement de l’U.E, dans la mesure où ces tarifs sont inférieurs  aux prix du marché.

Le mois suivant, elle ouvrait une procédure formelle contre EDF [10] et Electrabel en Belgique pour abus de position dominante. Les soupçons d’infraction d’EDF concernaient les contrats industriels pour lesquels EDF était présumé « empêcher les clients de changer de fournisseur, ce qui entraîne un verrouillage significatif des marchés concernés, compte tenu notamment du caractère exclusif et de la durée de ces contrats », au motif que « Le développement d'un marché de l'électricité plus compétitif dans ces États membres pourrait s'en trouver retardé ». Et pénaliser ainsi le consommateur, contrairement à l’objet de cette concurrence.

 

En mars 2009, la Commission européenne menait une perquisition dans les locaux d’EDF en évoquant un abus de sa position dominante pour avoir été « l'instigateur potentiel d'une hausse des prix sur le marché de gros de l'électricité en France » [11], enfreignant ainsi l’article 82 du traité CE [12] qui interdit à « une ou plusieurs entreprises d'exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché commun ou dans une partie substantielle de celui-ci ».

 

En avril 2009, la Commission Champsaur, qui était chargée de se pencher sur la question, rendait son rapport [13] qui identifiait notamment les raisons de la déconnexion entre les tarifs d’EDF et les prix du marché français. Sans hausse artificielle du marché ni aide d’État pour baisser les tarifs d’EDF, le rapport explique leur différence par le fait : 

Que le parc nucléaire français est particulièrement compétitif, et que « Si le système électrique français était isolé du reste de l’Europe, les prix de marché reflèteraient effectivement les coûts de production français, et notamment ceux du nucléaire. Cependant, du fait des interconnexions avec les autres pays européens et de l’intégration des marchés, le raisonnement doit être étendu à l’échelle de la zone interconnectée et la dernière centrale de production nécessaire pour satisfaire la demande des pays interconnectés est alors la plupart du temps une centrale au charbon ou au gaz. Le prix de marché s’aligne donc sur le coût de production de cette centrale, sensible aux coûts du combustible et du CO2, y compris sur la bourse de l’électricité française. »

Que cette déconnexion entre les coûts de la production d’EDF et ceux du marché, a entraîné une multiplication des tarifs réglementés destinés à permettre artificiellement l’existence d’une concurrence avec des fournisseurs qui n’avaient d’autre alternative que se fournir eux-mêmes sur un marché moins compétitif qu’EDF.

Que la forte hausse du marché entre 2003 et 2006, liée notamment à l’augmentation des énergies fossiles, a amené les pouvoirs publics à mettre en place un « tarif réglementé transitoire d’ajustement du marché » (TaRTAM), afin de ne pas mettre en péril les entreprises qui avaient quitté EDF. La complexité de ces tarifs réglementés n’aurait alors pas laissé des conditions de réversibilité suffisantes aux yeux de Bruxelles.

Le rapport souligne cependant que de nombreux acteurs industriels cherchaient « à conclure des contrats de long terme pour leur approvisionnement en électricité. La commission souligne l’intérêt de tels contrats qui contribuent à répondre à une réelle demande des consommateurs et recommande de ne pas les exclure a priori dès lors qu’ils sont élaborés de sorte à ne pas fermer le marché. »

 

En clair, EDF était trop compétitif pour que la concurrence puisse se développer sans artifice en France, y compris en s’approvisionnant sur le marché.

 

La pertinence du cadre du marché

L’excellente publication « géopolitique de l’électricité » [14] de Lionel Taccoen relève le manque de pertinence d’un cadre limité à l’Hexagone pour définir le marché de l’électricité et sur lequel l’abus de position dominante est alors soupçonné par Bruxelles. Citant Marcel Boiteux qui écrivait en 2007 : « Suez, avec le nucléaire [belge] d’Electrabel … a tout ce qu’il faut pour être un concurrent majeur » et ajoutant que sur la « plaque » France/Allemagne/Benelux, le groupe Suez, (devenu Engie), est aujourd’hui le premier concurrent d’EDF en France avec le nucléaire belge d’Electrabel, et sa production à des coûts comparables.

Son analyse souligne que « La Commission Européenne a pris comme hypothèse que le marché pertinent était la France »  alors que ce marché se déroule à minima sur la « plaque » France/Allemagne/Benelux puisque c’est là que se forment les prix en fonction de celui de la dernière centrale appelée pour satisfaire la demande, cette dernière étant d’ailleurs le plus souvent hors de nos frontières, ainsi que le décrit la commission Champsaur.

Angleterre, Suisse, Italie du Nord, Espagne, Portugal et Autriche participent également à cette formation des prix dans une zone de plus en plus interconnectée au sein de laquelle RTE précise [15] : « Tant que les limites des interconnexions ne sont pas atteintes, l'écart de prix entre les pays est nul

Le développement de ces interconnexions étant clairement impulsé par Bruxelles [16] avec ce grand marché unique pour objet.

 

Des analyses telles que l’étude franco-allemande de Agora-Iddri : « L‘Energiewende et la transition énergétique à l’horizon 2030 » [17] ne s’y sont pas trompées en mesurant la compétitivité du charbon allemand à l’aune de la puissance nucléaire française, et prévoient que : « si des capacités nucléaires sont retirées du mix français, la compétitivité des centrales à charbon maintenues dans le système en Allemagne est améliorée » chiffrant même que : « Dans le cas d’une baisse de capacités nucléaires à 40 GW, le surplus producteur des capacités charbon et lignite résiduelles est augmenté de respectivement 18 et 23 €/kW par an par rapport au scénario haut nucléaire ».

 

A l’inverse, la rémunération de la production nucléaire d’EDF est intimement liée à la production des éoliennes allemandes qui effondrent les cours du MWh jusqu’à des valeurs négatives chaque fois que le vent souffle en période de faible consommation.

 

En décembre 2010, afin de tenter de satisfaire Bruxelles par la création de conditions incitatives à une concurrence alors condamnée à être aussi peu compétitive à la production qu’en s’approvisionnant sur le marché, la loi du 7 décembre 2010 [18] « portant nouvelle organisation du marché de l'électricité » (loi NOME) stipule que « Afin d'assurer la liberté de choix du fournisseur d'électricité tout en faisant bénéficier l'attractivité du territoire et l'ensemble des consommateurs de la compétitivité du parc électro-nucléaire français, il est mis en place à titre transitoire un accès régulé et limité à l'électricité nucléaire historique, produite par les centrales nucléaires …» et impose ainsi à EDF de recéder à bas prix une part de sa production nucléaire d’un maximum de 100 TWh (ARENH) pour aider la concurrence à lui prendre enfin des parts de marché.

 

C’est ainsi qu’EDF perd chaque mois de nouvelles parts de ce marché au profit de fournisseurs alternatifs qui vendent aujourd’hui le quart de l’électricité résidentielle consommée (24,7% en juin 2020) et la moitié de celle des gros consommateurs non résidentiels (58,1%), selon la CRE (p 8) [19].

L’augmentation régulière des tarifs réglementés d’EDF décidée par l’État participant à l’accélération de cette hémorragie vers une « concurrence » qui se contente majoritairement de revendre au détail le courant qu’EDF a l’obligation de lui vendre.

Sans préjudice des pratiques de démarchage abusif [20] qui ont entraîné la condamnation à plus d’un million d’euros de Engie.

 

En juin 2012 la Commission avait déclaré valider sous condition [21] les aides présentes dans les tarifs réglementés d’EDF « en raison de leur capacité, dans une phase transitoire, à limiter le pouvoir de marché de l'opérateur historique ». [EDF]

 

La rente nucléaire

C’est ainsi que depuis 10 ans, la « rente nucléaire », issue de l’exploitation du parc amorti financièrement d’EDF, est employée à lui faire perdre ses clients pour tenter de satisfaire les injonctions de Bruxelles. De même qu’il avait été envisagé, en 2013, d’employer une partie de cette « rente nucléaire » pour financer les énergies renouvelables [22].

Ce terme de « rente » est révélateur de la torpeur qui caractérise les 30 années pendant lesquelles aucun renouvellement du parc n’a été envisagé, mais où l’État actionnaire est stigmatisé par la Cour des Comptes pour s’octroyer des dividendes supérieurs aux entreprises du Cac 40. Celle-ci avait averti que [23] « Le niveau élevé des taux de distribution soulève le risque pour l’État de privilégier un rendement à court terme de ses participations au détriment, potentiellement, des intérêts de long terme des entreprises et des siens ». Mentionnant que « Les dividendes des entreprises non financières proviennent principalement d’EDF (pour 2 Md€52)… »

 

Trente ans de rêves et de torpeur viennent de se heurter au mur de la réalité.

L’urgence de renouveler notre parc de production vient de s’imposer avec le quadruple constat qu’on ne peut toujours pas se passer du moindre MW pilotable [24] installé malgré le développement exponentiel des énergies intermittentes, que la France est désormais menacée de pénurie électrique, et que l’augmentation du coût du carbone rend le nucléaire incontournable, mais que, pour couronner le tout, nos réacteurs nucléaires auraient vieilli.

 

En octobre 2020, « Reporterre » évoquait la désintégration d’EDF aujourd’hui programmée par Bruxelles, à travers une « réforme » qui irait plus loin que le projet gouvernemental « Hercule », sur le point d’aboutir, et visant à démembrer EDF pour satisfaire les exigences de la Commission.

Dans un document obtenu par « Reporterre » [25], l’Agence des participations de l’État expose en effet au Gouvernement une demande de cette Commission plus contraignante encore et analyse :

1) « La position de la Commission européenne consiste à privilégier une holding sans rôle opérationnel ni contrôle sur ses filiales et une indépendance entre celles-ci ».

2) Cette position entraînerait l’impossibilité de maintenir un groupe intégré et irait au-delà des exigences des textes européens.

Reporterre cite amèrement le résumé qu’en fait Anne Debregeas, porte-parole du syndicat Sud Énergie :

« L’avenir du secteur électrique, et donc de la transition énergétique, se négocie dans l’ombre à Bruxelles avec un seul crédo : sauvegarder un simulacre de concurrence, en ignorant les enjeux techniques, économiques, écologiques et industriels de ce secteur et malgré le bilan indéfendable de cette politique ».

 

Cette véritable désintégration d’EDF fera porter par l’État, et donc les contribuables français, le poids des investissements lourds  désormais nécessaires à la filière nucléaire dont la production pilotable reste pourtant  indispensable à l’équilibre du réseau européen [24], mais subira la concurrence d’une branche « énergies renouvelables » à capitaux privés dont les compléments de rémunération seront subventionnés par les mêmes contribuables français, sans la contrepartie de la moindre compétitivité pour leurs entreprises qui se trouveront, bien au contraire, pénalisées par ces mêmes taxes, comme le montre le graphique 4 de la première partie de cet article, pour l’Allemagne.

En tout état de cause, en privant EDF de toute influence sur ses filiales, ce démembrement lui interdira de piloter ses actifs avec une stratégie unique que toute vision de long terme aurait pourtant rendue nécessaire.

 

Épilogue

Cette situation doit interpeller en regard de l’analyse de « géopolitique de l’électricité »[13] qui s’interroge sur la pertinence du cadre national retenu par la Commission, au lieu du marché européen sur lequel EDF est en compétition. Car sur ce marché, EDF ne relève pas du critère de 40% de parts de marché pour relever d’une position dominante.

Auquel cas, il n’aurait jamais pu en abuser.

Cette analyse rappelle que :

« Toutes les sources sont unanimes au sujet des règles du droit de la concurrence:

- la finalité de la concurrence est de profiter aux consommateurs.

-un objectif majeur est de favoriser le développement des entreprises compétitives.

Dans le cas de l’électricité, le gain que recherche le consommateur est avant tout, une réduction de sa facture. »

 

Avec l’obligation de céder 100 TWh ARENH, EDF a dû partager le fruit de ses investissements pour favoriser artificiellement une concurrence non compétitive, pendant que les factures s’alourdissaient pour le consommateur. Ce qui ne laisse guère d’autre alternative en regard de la doctrine juridique, de savoir si la règle aura été mal rédigée, ou mal interprétée.

La désintégration programmée d’EDF pose la question de la justification des critères retenus par la Commission européenne en cas de recours devant la CJUE qui devrait alors se prononcer sur leur pertinence.

Question que « Géopolitique de l’électricité » pose en ces termes : « Si la Cour de Justice de l’Union Européenne était amenée à trancher, in fine, le débat concernant le marché pertinent, la Commission Européenne devrait justifier son choix du marché français alors qu’il mène à des conséquences contraires à la finalité des règles de concurrence, exercice à la réussite incertaine. En cas d’échec, le dispositif ARENH n’aurait plus de justification, et la réorganisation d’EDF (Hercule) non plus ».

 

 

1 https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000000750321/

2 https://www.engie.fr/electricite/

3 https://www.engie-green.fr/app/uploads/2020/07/Brochure-BU-2020-ENGIE-France-Renouvelables-VFR.pdf

4 https://www.connaissancedesenergies.org/afp/energie-le-milliardaire-tcheque-kretinsky-reprend-les-activites-francaises-duniper-190704-0

5 https://www.total.com/fr/news/total-confirme-avoir-signe-un-accord-avec-eph-en-vue-dacquerir-les-deux-centrales-gaz-duniper-france

6 https://www.total.com/fr/medias/actualite/communiques/renouvelables-total-se-renforce-dans-leolien-en-france-avec-lacquisition-de-global-wind-power-france

7 https://www.larevuedelenergie.com/wp-content/uploads/2020/07/650-Entretien-Patrick-Pouyanne.pdf.

8 https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/en/MEMO_07_15

9 https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/IP_07_815

10 https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/MEMO_07_313

11 https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/MEMO_09_104

12 https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A11997E082

13 https://www.vie-publique.fr/rapport/30427-rapport-de-la-commission-sur-organisation-du-marche-de-electricite

14 https://www.geopolitique-electricite.fr/documents/ene-304.pdf

15 https://www.rte-france.com/eco2mix/les-donnees-de-marche

16 https://www.consilium.europa.eu/fr/policies/climate-change/2030-climate-and-energy-framework/

17 https://www.agora-energiewende.de/fr/publications/lenergiewende-et-la-transition-energetique-a-lhorizon-2030-etude/

18 https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000023174854/

19 https://www.cre.fr/Documents/Publications/Observatoire-des-marches/observatoire-des-marches-de-detail-du-2e-trimestre-2020

20 https://lenergeek.com/2019/03/15/engie-demarchages-abusifs-edf/

21 https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/IP_12_595

22 https://fr.reuters.com/article/idFRL5N0HH0CM20130921

23 https://www.ccomptes.fr/fr/publications/le-budget-de-letat-en-2014-resultats-et-gestion

24 http://lemontchampot.blogspot.com/2020/05/intermittence-et-charbon.html

25 https://reporterre.net/Exclusif-Le-projet-fou-de-Bruxelles-pour-demanteler-EDF

 

 

 

 

 

 

 

 

 

EDF : l'exécution d'un géant Partie 1

 EDF : l’exécution d’un géant

Un atout qui dérange

 Jean Pierre Riou

En 2019 encore, la production d’EDF donnait à la France la place de plus gros exportateur mondial d’une électricité décarbonée à plus de 90%, ainsi que c’est le cas quasiment chaque année depuis 1990. Son parc nucléaire, déjà amorti financièrement, et l’abondance de l’uranium à bas coût [1], lui confèrent un avantage compétitif déterminant sur ses concurrents européens, que l’augmentation du prix du carbone ne saurait que conforter chaque année, puisque l’énergie nucléaire n’en émet pas.

Après avoir dilapidé la « rente » de cet héritage sans renouvellement du parc pendant 30 ans, nous assistons aujourd’hui impuissants à la condamnation,  par la Commission européenne,  au démantèlement d’EDF [2] au nom d’une libre concurrence dont il est utile de comprendre les règles.

La seconde partie de cet article reviendra donc sur les arguments de Bruxelles.

(http://lemontchampot.blogspot.com/2020/12/edf-lexecution-dun-geant-partie-2.html)

 

1ère partie 

Un atout maître

 

Rappel : la compétitivité en question

Dans son 13ème bilan annuel [3], le centre de recherche Rexecode met en évidence l’inquiétant recul de la valeur ajoutée industrielle française en Europe, rappelant que c’est cette création de valeur qui détermine les revenus. Elle détermine d’ailleurs également l’ensemble des marges de manœuvre de toute ambition politique.

Graphique 1

(Source Rexecode)

Pour expliquer la dynamique allemande, la Direction générale du Trésor a publié un rapport [4] qui compare différentes stratégies européennes et met en évidence la politique de modération salariale des entreprises allemandes jusqu’en 2007, permettant son dynamisme actuel, après l’impact de la crise de 2009.

Graphique 2

 (Source Ministère de l'Economie)

La stabilisation actuelle des parts de marché françaises illustrées dans le graphique 1 doit être comprise à la lumière d’un autre rapport du Trésor [5] qui relève que « Dans les trois pays étudiés, l'énergie contribue fortement à la hausse des prix de production entre 2000 et 2007 », essentiellement en raison de la forte hausse du pétrole et visible dans la partie gauche du graphique ci-dessous. On observe également un rattrapage de compétitivité de la France sur l’Allemagne dans la période suivante (partie droite) en raison d’une économie sur les coûts unitaires des consommations intermédiaires (CUCI), avec une compression de ceux des services, mais également par une réduction de leurs coûts concernant l’énergie plus importante qu’en Allemagne.

Graphique 3

(Source Ministère de l'Economie)

La part de l’électricité

Selon la  Direction générale de la compétitivité, de l'industrie et des services (2010) [6] la consommation électrique moyenne de l’industrie manufacturière est en France de 0,6 kWh par euro de valeur ajoutée (VA). Les industriels sont considérés électro-intensifs au dessus de 2,5 kWh par € de VA. La note précise que certains sont très électro-intensifs, tels les secteurs stratégiques comme la fabrication de gaz industriel (11,4kWh par € de VA), la métallurgie de l’aluminium (8,5 kWh par € de VA) ou la chimie (plus de 5€ par € de VA).

Pour ces électro-intensifs, les dépenses en électricité correspondent en moyenne à plus du tiers des coûts salariaux (salaires et charges) et les dépassent même pour la fabrication de gaz industriel, avec 20% du chiffre d’affaire en dépenses d’électricité, contre 12,1% pour les charges salariales.

(tableau 2 du rapport).

L’atout français

Le parc de production d’électricité confère, à l’évidence, un avantage compétitif à ces industries françaises que l’augmentation des taxes sur les énergies fossiles ne peut qu’accroitre par rapport à nos voisins.

Le graphique 4, ci-dessous,  illustre la mesure de cet avantage, notamment sur l’Allemagne, l’Italie et la moyenne européenne, avec une comparaison des prix TTC du kWh au 1er semestre 2020 selon la consommation des sites non résidentiels.

Graphique 4

 Infographie JPR Source Eurostat [7]

Il est important de noter que les raisons de cette différence de prix du kWh, notamment avec l’Allemagne, est exclusivement liée aux taxes, car tandis que le différentiel hors taxes s’inversait en 12 ans, depuis 2008 à l’avantage de l’Allemagne en raison de l’effondrement des cours quand le vent souffle, l’augmentation des taxes allemandes liées au soutien des énergies renouvelables préservait intégralement la compétitivité du kWh français. Ces taxes atteignent en effet des records en Allemagne, représentant 216,82% du prix du kWh HT pour les sites compris entre 70 et 150 GWh, contre 29,52% en France, et restent supérieures à 100% pour chacun des sites allemands.

Ainsi que nous verrons dans la 2ème partie, les États s’efforcent de préserver la compétitivité de leurs entreprises par des dispositions légales favorables. C'est ainsi que la Commission européenne a condamné certaines dispositions de la loi EEG de 2012 qui visaient à préserver les entreprises allemandes électro-intensives (EEI) du fardeau de la transition énergétique (Energiewende).

Le 10 mai 2016, la Cour de Justice de l’Union Européenne confirmait ce jugement en rejetant le recours de la République fédérale allemande et la condamnait aux dépens.

Elle rappelait notamment dans son jugement [8] que « le régime de compensation spécial créé par les articles 40 et 41 de l’EEG de 2012 ne saurait échapper à la qualification d’aide d’État du seul fait qu’il supprime, pour les EEI, un désavantage structurel ».

Demain

Tout porte à croire que la place de l’électricité est appelée à croitre considérablement à court terme. Que ce soit directement, notamment par l’électrification de voies, y compris par induction [9], de façon combinée grâce à la cogénération de chaleur, ou par l’intermédiaire de vecteurs tels que les batteries ou l’hydrogène, malgré les pertes considérables qui en découlent.

Mais le développement de l’intermittence se heurte depuis 25 ans à l’inflation des coûts nécessaires à son intégration, notamment par les taxes destinées à renforcer le réseau électrique pour en refouler les surplus aléatoires.

Dépassant les idées reçues, l’Agence internationale de l’énergie (AIE)  vient de publier un rapport [10] sur les coûts de chaque filière de production d’électricité, intégrant le modeste scénario du prix d’un CO2 à 30$ la tonne.

L’énergie nucléaire y apparaît la moins chère des énergies pilotables. La prolongation du nucléaire existant, ou « long-term operation » (LTO) s’avérant, et de loin, plus compétitif que n’importe quelle autre filière, renouvelable intermittent compris.

Graphique 5

(Source IEA NEA)

Politique industrielle

Mises à part les marges du producteur et les différentes taxes sur la production, la compétitivité d’une industrie n’a d’autre variable que les coûts salariaux et ceux des « consommations intermédiaires ».

Le coût de l’électricité dans ces consommations intermédiaires est déterminant.

La part supplémentaire qu’il requerrait serait alors aussi lourde de conséquences, quelle que soit la variable dont elle prendrait la place.

 

C’est la raison pour laquelle, contrairement aux pratiques en vigueur [11], ce n’est pas à la concurrence de la France qu’il convient de demander conseil sur l’avenir de notre politique énergétique.

 

 

Notes et références

1 « Le constat partagé par le Gouvernement et la filière est que les ressources en uranium sont abondantes et disponibles à bas prix au moins jusqu’à la deuxième moitié du XXIsiècle, » est la raison évoquée par la Ministre E. Borne devant le Sénat pour justifier l’abandon du projet Astrid, qui permettrait l’assurance de plusieurs siècles de combustible déjà en notre possession….

https://www.senat.fr/seances/s201912/s20191211/s20191211010.html

… 5000 ans selon la SFEN

1bis) https://www.sfen.org/rgn/astrid-avancee-marquante-rapide

2 https://reporterre.net/Exclusif-Le-projet-fou-de-Bruxelles-pour-demanteler-EDF

3 http://www.rexecode.fr/public/Indicateurs-et-Graphiques/Competitivite-l-observatoire/Bilan-de-la-competitivite-francaise

4 https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2017/07/20/tresor-eco-comment-expliquer-la-nouvelle-dynamique-salariale-en-allemagne

5 https://www.tresor.economie.gouv.fr/Articles/2020/04/23/tresor-eco-n-258-cout-des-intrants-et-competitivite-en-france-allemagne-et-italie

6 https://www.google.com/url?sa=t&rct=j&q=&esrc=s&source=web&cd=&ved=2ahUKEwi937vkw9PtAhXNyYUKHRUCC3YQFjAAegQIBBAC&url=https%3A%2F%2Fwww.entreprises.gouv.fr%2Ffiles%2Fdirections_services%2Fetudes-et-statistiques%2Fetudes%2Findustrie%2F4P-n25-_ECTRO-INTENSIVE.pdf&usg=AOvVaw3Kmq8zL60vhjyG7Z9xaSOo

7 https://appsso.eurostat.ec.europa.eu/nui/show.do?dataset=nrg_pc_205&lang=en

8 http://curia.europa.eu/juris/document/document.jsf?docid=177881&mode=req&pageIndex=1&dir=&occ=first&part=1&text=&doclang=FR&cid=18271100

9 https://www.connaissancedesenergies.org/une-start-israelienne-veut-electrifier-les-routes-pour-recharger-des-vehicules-201118

10 https://www.oecd-nea.org/jcms/pl_51126/low-carbon-generation-is-becoming-cost-competitive-nea-and-iea-say-in-new-report

11 http://www.senat.fr/questions/base/2018/qSEQ181208356.html

 

 

 

 

 

mardi 8 décembre 2020

Nucléaire et Pot au Noir

 98,9%, c’est le taux d’efficacité des réacteurs nucléaires en cas de besoin

Disponibilité nucléaire et spectre de « Pot au Noir »

 Jean Pierre Riou

 Une marge de manœuvre suffisante a été réclamée par le gendarme du nucléaire voilà plus de 10 ans pour éviter le risque de devoir choisir un jour entre impératifs de sûreté nucléaire et d’approvisionnement énergétique. Notre politique a fait le choix inverse de réduire cette marge et de s’en remettre aux aléas du vent et des importations depuis les pays voisins. Mais sans prendre la mesure de leur propre dépendance à la France ni des conséquences d’un « Pot au Noir » prolongé sur l’Europe, phénomène redouté sous le nom de « Dark Doldrum » au Royaume-Uni et de « Dunkelflaute » en Allemagne.

Il semble qu’en France il ne soit connu que des marins.

 

Un premier pic de consommation

Malgré le ralentissement économique lié à la crise sanitaire, les premiers frimas viennent de tirer vers le haut la consommation électrique française avec une pointe de 79 158 MW ce lundi 7 décembre à 19 heures.


(Source RTE)

Ce pic reste bien modestes en regard des 102 GW atteints lors de la vague de froid de février 2012.

L’arrivée de l’hiver a été précédée par des menace de coupures électriques dont la faute a été portée sur le parc nucléaire, et ses nombreuses maintenances. Celui ci faisant l’objet d’un chantier industriel de grande ampleur dit « grand carénage », destiné à en prolonger l’exploitation dans le cadre des normes « post Fukushima ».

La pandémie qui a paralysé l’économie française aurait également ralenti ses opérations de maintenance et rechargement.

Un parc réduit mais efficace

C’est ainsi que 15 575 MW nucléaires sur les 61 370 MW installés ont manqué à l’appel pour répondre à ce 1er pic, tandis que 1,7 GW de charbon et 4,5 GW d’importations participaient à l’équilibre entre l’offre et la demande.

C'est-à-dire qu’il manquait la totalité de la puissance des arrêts planifiés suivants :

Cattenom 4 : 1300 MW, Gravelines 5 : 910 MW, Paluel 3 1330 : MW, Bugey 4 : 880 MW, Blayais 4 : 910 MW, Gravelines 3 : 910 MW , Golfech 1 : 1310 MW, Belleville 1 : 1310 MW, Chinon 4 : 905 MW, Bugey 3 : 910 MW, Bugey 2 : 910 MW, Paluel 2 : 1330 MW, Flamanville 1 : 1330 MW, Flamanville 2 : 1330 MW.

Un seul incident fortuit concernait une baisse de 284 MW du réacteur de Gravelines 6 (910 MW), d’ailleurs revenu intégralement sur le réseau dès le lendemain.

Ce qui ramenait à 45 510 MW la puissance nucléaire disponible à 19 heures sur les 61 370 MW installés.

Au plus fort de la demande, le facteur de charge de ces 45,510 GW de réacteurs alors exploités atteignait 98,9% en délivrant au réseau une puissance de plus de 45 GW. Ce qui conférait à l’ensemble du parc nucléaire, réacteurs arrêtés pour maintenance compris, un facteur de charge moyen de 73,4%.


(Source RTE)

La production d’électricité était ainsi assurée à 80% par le mix historique nucléaire (60%) et hydraulique (20%), dont on observe d’ailleurs sur le graphique la montée en puissance au fur et à mesure des besoins de la journée.

Pendant ce pic, le soleil était couché, comme lors de chaque pic de consommation hivernale, et l’éolien a contribué à hauteur de 4%. C'est-à-dire en délivrant 2,9 GW pour 17,3 GW installés. Soit un facteur de charge de 16,7%. On distingue également, en bleu plus clair, sa montée en puissance qui triple entre le matin et le soir.

Et la question ne consiste pas à relever son faible facteur de charge, comparé à celui du nucléaire, mais à rappeler que ses fluctuations sont strictement décorrélées des besoins et ne garantissent aucun secours lors des pics de consommation, malgré l’évolution régulière de sa puissance installée. Et malgré des records toujours plus hauts, notamment 28,3% de la consommation dans le graphique ci-dessous pour octobre, sa puissance garantie reste désespérément aussi insignifiante au fil des mois.

(Source RTE)

Le spectre du Pot au Noir

Les marins du monde entier savent que les épisodes d’absence de vent dans la zone de convergence intertropicale peut immobiliser les voiliers pendant plusieurs semaines. Les anglo-saxons les nomment Doldrum.

En matière d’énergies renouvelables, les « dark doldrums » représentent les périodes sans vent et sans soleil. C’est ainsi que selon Der Spiegel , le 24 janvier 2017, la météo qui paralysait les éoliennes et autres panneaux photovoltaïques s’est accompagnée de 90% de la production allemande par le charbon, le gaz et le nucléaire, tandis qu’une quinzaine de GW de production à gaz restaient disponibles en réserve.

Car les gestionnaires de réseaux allemands ne tablent que sur une puissance garantie éolienne de 1% de leur capacité installée, (page 11 de leur rapport), et 0% pour le photovoltaïque.

C’est la raison pour laquelle l’Europe n’a toujours pas pu réduire d’1 seul MW sa puissance pilotable de production électrique, malgré1/4 de siècle de développement de centrales intermittentes, éoliennes et photovoltaïques.

Et de nombreux pays, dont le Royaume-Uni ont, jusqu’alors, cru pouvoir compter sur la puissance presque exclusivement pilotable de la France, plus gros exportateur MONDIAL d’électricité, encore en 2019, ainsi que 25 fois en 30 ans depuis 1990, grâce à la puissance de son parc nucléaire historique, dont l’essentiel date du septennat de V. Giscard d’Estaing.

Le gendarme du nucléaire A.C. Lacoste alertait en 2007 (p 60 du rapport sénatorial) : « Il importe donc que le renouvellement des moyens de production électrique, quel que soit leur mode de production, soit convenablement préparé afin d’éviter l’apparition d’une situation où les impératifs de sûreté nucléaire et d’approvisionnement énergétique seraient en concurrence ».

Treize ans plus tard, il est difficile de comprendre que non seulement on ne se soit pas doté de la moindre marge supplémentaire, mais qu’on ait cru pouvoir fermer des moyens pilotables en parfait état en prétendant les remplacer par des moyens intermittents.

On voudrait aujourd’hui nous faire croire que la menace de coupures de courant proviendrait d’un manque de diversification de notre mix électrique, alors que les alertes se succèdent pour mettre en garde contre une part excessive d’énergies aléatoires liées aux caprices de la météo.

La défaillance annoncée du plus gros exportateur mondial d’électricité qu’est la France, dès que l’hiver sera venu, devrait donner la mesure des conséquences de la différence de valeur entre un MWh pilotable et un MWh intermittent.

Cette prise de conscience devrait alors conférer à l’expression « Pot au Noir » la place qui lui revient dans le langage courant lors des vagues de froid.

Et devrait faire comprendre que « diversifier » peut être l’antonyme de « sécuriser ».

Mais tout porte à croire qu’on se défaussera encore de la responsabilité d’une longue impéritie sur le dos du nucléaire.