EDF : l’exécution d’un géant
Un atout qui dérange
Jean Pierre Riou
La première partie de cette analyse a tenté de montrer l’avantage compétitif déterminant qu’EDF confère à la France sur ses voisins.
(http://lemontchampot.blogspot.com/2020/12/edf-lexecution-dun-geant.html)
Cette seconde partie, qui confirme la compétitivité de cette entreprise, montrera les raisons qui pourraient la priver de tout rôle stratégique.
2ème partie
La descente aux enfers
Chronique d’une procédure ordinaire
En février 2000 La France retranscrivait en droit français son obligation d’ouverture du marché de l’électricité par la loi du 10 février 2000 [1]. Le parc nucléaire d’EDF tout juste achevé lui permettait alors de fournir un des kWh les moins chers d’Europe, ainsi qu’un avantage compétitif difficilement contournable pour toute concurrence à la production d’électricité. Cette circonstance explique à elle seule, 20 ans après, le peu d’autres acteurs sur le réseau français à l’heure actuelle.
En effet, avec à peine plus de 10 GW [2] sur un total de 135 GW installés sur le territoire, Engie (ex GDF Suez) reste le principal concurrent d’EDF en France. Le groupe exploite 4 centrales (CCG) à gaz, le quart de la puissance hydro électrique, et détient la place de 1er producteur éolien et solaire [3].
Uniper (ex E-on) et Total se partageaient l’essentiel du reste de la production, jusqu’à ce que les Directives européennes sur les normes environnementales aient amené Uniper à fermer plusieurs centrales à charbon, avant de revendre le reste de ses activités en France au groupe tchèque EPH [4] en 2019.
Tandis que Total/Direct Énergie, issu de fusions ou rachats tels que Poweo, Alpiq France, doit acheter les 2 centrales à gaz d’Uniper [5], devenu entretemps Gazel Energie, filiale d’EPH.
A l’instar d’Engie, Total/Direct Énergie affiche son ambition dans l’éolien par l’achat de Quadran en 2017, Vents d’Oc en 2019, et Global Wind Power en 2020 [6]. La raison en est d’ailleurs clairement exprimée [7] par le PDG de Total, P. Pouyané : « Nous développons nos projets dans les énergies renouvelables selon un business model qui vise une rentabilité actionnaire supérieure à 10 %,car ce qui est durable, c’est ce qui est rentable. »
En dehors de cette « niche » de la production d’énergies renouvelables, dont l’achat est garanti à prix privilégiés, la concurrence dans le secteur de la production d’électricité se solde donc par un fiasco. Les deux autres composantes de la facture, que sont les taxes et les coûts de l’acheminement par le réseau sont les mêmes pour tous les fournisseurs et donc insensibles à la présence ou non de cette concurrence.
En janvier 2007, la Commission européenne rendait son rapport [8] sur l’enquête sectorielle concernant la concurrence du secteur de l’énergie. A la suite de ce rapport, elle ouvre en juin une enquête [9] « au sujet d'aides présumées en faveur de grandes et moyennes entreprises en France, sous forme de tarifs industriels d'électricité réglementés à un niveau artificiellement bas », soupçonnant des aides d’État, incompatibles avec le Traité sur le fonctionnement de l’U.E, dans la mesure où ces tarifs sont inférieurs aux prix du marché.
Le mois suivant, elle ouvrait une procédure formelle contre EDF [10] et Electrabel en Belgique pour abus de position dominante. Les soupçons d’infraction d’EDF concernaient les contrats industriels pour lesquels EDF était présumé « empêcher les clients de changer de fournisseur, ce qui entraîne un verrouillage significatif des marchés concernés, compte tenu notamment du caractère exclusif et de la durée de ces contrats », au motif que « Le développement d'un marché de l'électricité plus compétitif dans ces États membres pourrait s'en trouver retardé ». Et pénaliser ainsi le consommateur, contrairement à l’objet de cette concurrence.
En mars 2009, la Commission européenne menait une perquisition dans les locaux d’EDF en évoquant un abus de sa position dominante pour avoir été « l'instigateur potentiel d'une hausse des prix sur le marché de gros de l'électricité en France » [11], enfreignant ainsi l’article 82 du traité CE [12] qui interdit à « une ou plusieurs entreprises d'exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché commun ou dans une partie substantielle de celui-ci ».
En avril 2009, la Commission Champsaur, qui était chargée de se pencher sur la question, rendait son rapport [13] qui identifiait notamment les raisons de la déconnexion entre les tarifs d’EDF et les prix du marché français. Sans hausse artificielle du marché ni aide d’État pour baisser les tarifs d’EDF, le rapport explique leur différence par le fait :
Que le parc nucléaire français est particulièrement compétitif, et que « Si le système électrique français était isolé du reste de l’Europe, les prix de marché reflèteraient effectivement les coûts de production français, et notamment ceux du nucléaire. Cependant, du fait des interconnexions avec les autres pays européens et de l’intégration des marchés, le raisonnement doit être étendu à l’échelle de la zone interconnectée et la dernière centrale de production nécessaire pour satisfaire la demande des pays interconnectés est alors la plupart du temps une centrale au charbon ou au gaz. Le prix de marché s’aligne donc sur le coût de production de cette centrale, sensible aux coûts du combustible et du CO2, y compris sur la bourse de l’électricité française. »
Que cette déconnexion entre les coûts de la production d’EDF et ceux du marché, a entraîné une multiplication des tarifs réglementés destinés à permettre artificiellement l’existence d’une concurrence avec des fournisseurs qui n’avaient d’autre alternative que se fournir eux-mêmes sur un marché moins compétitif qu’EDF.
Que la forte hausse du marché entre 2003 et 2006, liée notamment à l’augmentation des énergies fossiles, a amené les pouvoirs publics à mettre en place un « tarif réglementé transitoire d’ajustement du marché » (TaRTAM), afin de ne pas mettre en péril les entreprises qui avaient quitté EDF. La complexité de ces tarifs réglementés n’aurait alors pas laissé des conditions de réversibilité suffisantes aux yeux de Bruxelles.
Le rapport souligne cependant que de nombreux acteurs industriels cherchaient « à conclure des contrats de long terme pour leur approvisionnement en électricité. La commission souligne l’intérêt de tels contrats qui contribuent à répondre à une réelle demande des consommateurs et recommande de ne pas les exclure a priori dès lors qu’ils sont élaborés de sorte à ne pas fermer le marché. »
En clair, EDF était trop compétitif pour que la concurrence puisse se développer sans artifice en France, y compris en s’approvisionnant sur le marché.
La pertinence du cadre du marché
L’excellente publication « géopolitique de l’électricité » [14] de Lionel Taccoen relève le manque de pertinence d’un cadre limité à l’Hexagone pour définir le marché de l’électricité et sur lequel l’abus de position dominante est alors soupçonné par Bruxelles. Citant Marcel Boiteux qui écrivait en 2007 : « Suez, avec le nucléaire [belge] d’Electrabel … a tout ce qu’il faut pour être un concurrent majeur » et ajoutant que sur la « plaque » France/Allemagne/Benelux, le groupe Suez, (devenu Engie), est aujourd’hui le premier concurrent d’EDF en France avec le nucléaire belge d’Electrabel, et sa production à des coûts comparables.
Son analyse souligne que « La Commission Européenne a pris comme hypothèse que le marché pertinent était la France » alors que ce marché se déroule à minima sur la « plaque » France/Allemagne/Benelux puisque c’est là que se forment les prix en fonction de celui de la dernière centrale appelée pour satisfaire la demande, cette dernière étant d’ailleurs le plus souvent hors de nos frontières, ainsi que le décrit la commission Champsaur.
Angleterre, Suisse, Italie du Nord, Espagne, Portugal et Autriche participent également à cette formation des prix dans une zone de plus en plus interconnectée au sein de laquelle RTE précise [15] : « Tant que les limites des interconnexions ne sont pas atteintes, l'écart de prix entre les pays est nul.»
Le développement de ces interconnexions étant clairement impulsé par Bruxelles [16] avec ce grand marché unique pour objet.
Des analyses telles que l’étude franco-allemande de Agora-Iddri : « L‘Energiewende et la transition énergétique à l’horizon 2030 » [17] ne s’y sont pas trompées en mesurant la compétitivité du charbon allemand à l’aune de la puissance nucléaire française, et prévoient que : « si des capacités nucléaires sont retirées du mix français, la compétitivité des centrales à charbon maintenues dans le système en Allemagne est améliorée » chiffrant même que : « Dans le cas d’une baisse de capacités nucléaires à 40 GW, le surplus producteur des capacités charbon et lignite résiduelles est augmenté de respectivement 18 et 23 €/kW par an par rapport au scénario haut nucléaire ».
A l’inverse, la rémunération de la production nucléaire d’EDF est intimement liée à la production des éoliennes allemandes qui effondrent les cours du MWh jusqu’à des valeurs négatives chaque fois que le vent souffle en période de faible consommation.
En décembre 2010, afin de tenter de satisfaire Bruxelles par la création de conditions incitatives à une concurrence alors condamnée à être aussi peu compétitive à la production qu’en s’approvisionnant sur le marché, la loi du 7 décembre 2010 [18] « portant nouvelle organisation du marché de l'électricité » (loi NOME) stipule que « Afin d'assurer la liberté de choix du fournisseur d'électricité tout en faisant bénéficier l'attractivité du territoire et l'ensemble des consommateurs de la compétitivité du parc électro-nucléaire français, il est mis en place à titre transitoire un accès régulé et limité à l'électricité nucléaire historique, produite par les centrales nucléaires …» et impose ainsi à EDF de recéder à bas prix une part de sa production nucléaire d’un maximum de 100 TWh (ARENH) pour aider la concurrence à lui prendre enfin des parts de marché.
C’est ainsi qu’EDF perd chaque mois de nouvelles parts de ce marché au profit de fournisseurs alternatifs qui vendent aujourd’hui le quart de l’électricité résidentielle consommée (24,7% en juin 2020) et la moitié de celle des gros consommateurs non résidentiels (58,1%), selon la CRE (p 8) [19].
L’augmentation régulière des tarifs réglementés d’EDF décidée par l’État participant à l’accélération de cette hémorragie vers une « concurrence » qui se contente majoritairement de revendre au détail le courant qu’EDF a l’obligation de lui vendre.
Sans préjudice des pratiques de démarchage abusif [20] qui ont entraîné la condamnation à plus d’un million d’euros de Engie.
En juin 2012 la Commission avait déclaré valider sous condition [21] les aides présentes dans les tarifs réglementés d’EDF « en raison de leur capacité, dans une phase transitoire, à limiter le pouvoir de marché de l'opérateur historique ». [EDF]
La rente nucléaire
C’est ainsi que depuis 10 ans, la « rente nucléaire », issue de l’exploitation du parc amorti financièrement d’EDF, est employée à lui faire perdre ses clients pour tenter de satisfaire les injonctions de Bruxelles. De même qu’il avait été envisagé, en 2013, d’employer une partie de cette « rente nucléaire » pour financer les énergies renouvelables [22].
Ce terme de « rente » est révélateur de la torpeur qui caractérise les 30 années pendant lesquelles aucun renouvellement du parc n’a été envisagé, mais où l’État actionnaire est stigmatisé par la Cour des Comptes pour s’octroyer des dividendes supérieurs aux entreprises du Cac 40. Celle-ci avait averti que [23] « Le niveau élevé des taux de distribution soulève le risque pour l’État de privilégier un rendement à court terme de ses participations au détriment, potentiellement, des intérêts de long terme des entreprises et des siens ». Mentionnant que « Les dividendes des entreprises non financières proviennent principalement d’EDF (pour 2 Md€52)… »
Trente ans de rêves et de torpeur viennent de se heurter au mur de la réalité.
L’urgence de renouveler notre parc de production vient de s’imposer avec le quadruple constat qu’on ne peut toujours pas se passer du moindre MW pilotable [24] installé malgré le développement exponentiel des énergies intermittentes, que la France est désormais menacée de pénurie électrique, et que l’augmentation du coût du carbone rend le nucléaire incontournable, mais que, pour couronner le tout, nos réacteurs nucléaires auraient vieilli.
En octobre 2020, « Reporterre » évoquait la désintégration d’EDF aujourd’hui programmée par Bruxelles, à travers une « réforme » qui irait plus loin que le projet gouvernemental « Hercule », sur le point d’aboutir, et visant à démembrer EDF pour satisfaire les exigences de la Commission.
Dans un document obtenu par « Reporterre » [25], l’Agence des participations de l’État expose en effet au Gouvernement une demande de cette Commission plus contraignante encore et analyse :
1) « La position de la Commission européenne consiste à privilégier une holding sans rôle opérationnel ni contrôle sur ses filiales et une indépendance entre celles-ci ».
2) Cette position entraînerait l’impossibilité de maintenir un groupe intégré et irait au-delà des exigences des textes européens.
Reporterre cite amèrement le résumé qu’en fait Anne Debregeas, porte-parole du syndicat Sud Énergie :
« L’avenir du secteur électrique, et donc de la transition énergétique, se négocie dans l’ombre à Bruxelles avec un seul crédo : sauvegarder un simulacre de concurrence, en ignorant les enjeux techniques, économiques, écologiques et industriels de ce secteur et malgré le bilan indéfendable de cette politique ».
Cette véritable désintégration d’EDF fera porter par l’État, et donc les contribuables français, le poids des investissements lourds désormais nécessaires à la filière nucléaire dont la production pilotable reste pourtant indispensable à l’équilibre du réseau européen [24], mais subira la concurrence d’une branche « énergies renouvelables » à capitaux privés dont les compléments de rémunération seront subventionnés par les mêmes contribuables français, sans la contrepartie de la moindre compétitivité pour leurs entreprises qui se trouveront, bien au contraire, pénalisées par ces mêmes taxes, comme le montre le graphique 4 de la première partie de cet article, pour l’Allemagne.
En tout état de cause, en privant EDF de toute influence sur ses filiales, ce démembrement lui interdira de piloter ses actifs avec une stratégie unique que toute vision de long terme aurait pourtant rendue nécessaire.
Épilogue
Cette situation doit interpeller en regard de l’analyse de « géopolitique de l’électricité »[13] qui s’interroge sur la pertinence du cadre national retenu par la Commission, au lieu du marché européen sur lequel EDF est en compétition. Car sur ce marché, EDF ne relève pas du critère de 40% de parts de marché pour relever d’une position dominante.
Auquel cas, il n’aurait jamais pu en abuser.
Cette analyse rappelle que :
« Toutes les sources sont unanimes au sujet des règles du droit de la concurrence:
- la finalité de la concurrence est de profiter aux consommateurs.
-un objectif majeur est de favoriser le développement des entreprises compétitives.
Dans le cas de l’électricité, le gain que recherche le consommateur est avant tout, une réduction de sa facture. »
Avec l’obligation de céder 100 TWh ARENH, EDF a dû partager le fruit de ses investissements pour favoriser artificiellement une concurrence non compétitive, pendant que les factures s’alourdissaient pour le consommateur. Ce qui ne laisse guère d’autre alternative en regard de la doctrine juridique, de savoir si la règle aura été mal rédigée, ou mal interprétée.
La désintégration programmée d’EDF pose la question de la justification des critères retenus par la Commission européenne en cas de recours devant la CJUE qui devrait alors se prononcer sur leur pertinence.
Question que « Géopolitique de l’électricité » pose en ces termes : « Si la Cour de Justice de l’Union Européenne était amenée à trancher, in fine, le débat concernant le marché pertinent, la Commission Européenne devrait justifier son choix du marché français alors qu’il mène à des conséquences contraires à la finalité des règles de concurrence, exercice à la réussite incertaine. En cas d’échec, le dispositif ARENH n’aurait plus de justification, et la réorganisation d’EDF (Hercule) non plus ».
1 https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000000750321/
2 https://www.engie.fr/electricite/
3 https://www.engie-green.fr/app/uploads/2020/07/Brochure-BU-2020-ENGIE-France-Renouvelables-VFR.pdf
7 https://www.larevuedelenergie.com/wp-content/uploads/2020/07/650-Entretien-Patrick-Pouyanne.pdf.
8 https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/en/MEMO_07_15
9 https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/IP_07_815
10 https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/MEMO_07_313
11 https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/MEMO_09_104
12 https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A11997E082
14 https://www.geopolitique-electricite.fr/documents/ene-304.pdf
15 https://www.rte-france.com/eco2mix/les-donnees-de-marche
16 https://www.consilium.europa.eu/fr/policies/climate-change/2030-climate-and-energy-framework/
18 https://www.legifrance.gouv.fr/jorf/id/JORFTEXT000023174854/
20 https://lenergeek.com/2019/03/15/engie-demarchages-abusifs-edf/
21 https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/IP_12_595
22 https://fr.reuters.com/article/idFRL5N0HH0CM20130921
23 https://www.ccomptes.fr/fr/publications/le-budget-de-letat-en-2014-resultats-et-gestion
24 http://lemontchampot.blogspot.com/2020/05/intermittence-et-charbon.html
25 https://reporterre.net/Exclusif-Le-projet-fou-de-Bruxelles-pour-demanteler-EDF