It’s wind o’clock !
Jean Pierre Riou
La sécurité du système électrique à l’épreuve de l’éolien
Au moment précis où le gestionnaire du réseau britannique National Grid ESO annonçait un nouveau record éolien en titrant fièrement « It’s wind o’clock ! » le 9 aout 2019, la Grande Bretagne connaissait la pire panne électrique de son histoire pour un incident qui mettait en cause sa production éolienne. Cette désastreuse conjoncture est l’occasion de se pencher sur les conséquences à long terme du développement de l’éolien sur le réseau électrique européen.
Une précision d’horlogerie suisse
Au risque d’un écroulement en cascade de tout le système électrique, la fréquence du réseau européen doit être maintenue à tout instant à 50 Hz. Elle est observable notamment sur le site du réseau suisse Swissgrid qui fait état en temps réel des écarts de l’ordre de 0,01 Hz entre les principaux pays d’Europe, à partir de données horodatées à la microseconde près.
Cet équilibre résulte de la stricte adéquation entre la production et le soutirage de la consommation. Quand la production est inférieure à la consommation, les turboalternateurs des groupes de production ralentissent et la fréquence du réseau baisse. Ceux-ci accélèrent, et la fréquence du réseau augmente dès que la production excède la consommation. Tous les appareils électriques de mesure du temps, hors GPS, fonctionnent grâce à la parfaite régularité de ces oscillations. Toute déviation prolongée de la fréquence de 50 Hz entraîne le déréglage de toutes les horloges européennes. Ce même site Swissgrid rend compte en temps réel de cet écart avec le temps universel (UTC), et de la consigne de fréquence donnée au réseau pour le compenser.
C’est ainsi qu’en mars 2018, la consigne européenne est restée plusieurs semaines à 50,01 Hz pour rattraper un décalage de 6 minutes sur le temps réel. Cette déviation provenait notamment du Kosovo, malgré les menaces répétées de l’UE qui l’enjoignait de régler ce problème. Le gestionnaire du réseau européen Entsoe mit ensuite en place une procédure permettant de compenser cette déviation dès qu’elle atteint 60 secondes, ou 6 secondes pendant plus de 4 heures.
Stabilité dynamique du réseau
Les groupes turbo-alternateurs, notamment ceux des centrales nucléaires qui pèsent plusieurs centaines de tonnes, tournent tous de façon synchrone à 50 Hz, c'est-à-dire, pour 1 paire de pôles, à 3000 tours/minute. L’inertie considérable créée par cette énorme masse en mouvement assure au réseau une stabilité dynamique par son réglage automatique et décentralisé de la fréquence, par sa résistance aux accélérations et la restitution de cette énergie lors des ralentissements qu’elle contrecarre ainsi.
Par contre, ainsi que le note RTE dans « Futurs énergétiques 2050 », au chapitre7 sur la sécurité d’approvisionnement : « le développement des productions renouvelables connectées par de l’électronique de puissance conduit à une baisse de l’inertie du système électrique européen, rendant les déviations de fréquence plus rapides quand surviennent des aléas temps réel sur l’équilibre entre la production et la consommation. Pour maintenir le même niveau de stabilité de la fréquence qu’aujourd’hui les exigences sur la vitesse de réponse lors de l’activation devront être rehaussées ».
(https://www.afis.org/Les-energies-renouvelables-intermittentes-mettent-elles-en-cause-la-stabilite)
Selon RTE, cette difficulté soulève une question nouvelle qui devra être résolue pour permettre d’injecter une forte part d’énergies renouvelables. Ce défi représente un des 4 « prérequis » indispensables pour y parvenir. Les 3 autres étant la reconfiguration des réseaux de transport et de distribution, la mise en place de la flexibilité de la consommation et l’augmentation des réserves opérationnelles. ( Figure 7.53 page 82).
En effet la réduction de cette inertie augmente la vitesse et l’amplitude des variations de cette fréquence à chaque aléa, avec le risque de déconnexions en cascade des unités de production par effet domino. Le gestionnaire du réseau européen Entsoe étudie l’évolution de ce taux de changement de fréquence ou « Rate of Change of Frequency » (RoCoF).
RoCoF >1 Hs/s : le scénario noir
En mai 2017, l’Entsoe soulevait cette problématique du RoCoF qui était, selon lui, traditionnellement d’une importance mineure grâce à l’inertie dynamique des turboalternateurs des centrales conventionnelle, mais menace aujourd’hui la stabilité du réseau européen en raison de la diminution de cette inertie liée à leur remplacement par les énergies renouvelables.
Dans ses modélisations, l’Entsoe considère que tout écart supérieur à 1 Hz/s est ingérable et rapidement soldé par l’effondrement du réseau. Dans son rapport de décembre 2020 l’Entsoe avait montré que tous les événements transitoires avec RoCoF supérieur à 1 Hz/s se sont terminés rapidement par l’effondrement du réseau, du fait de l’incapacité des régulations et des systèmes de protection à se déclencher à temps.
Dans une étude prospective du 6 décembre 2021 sur la stabilité de la fréquence des scénarios de long terme envisagés pour intégrer les énergies renouvelables ,l’Entsoe constate qu’en passant du scénario 2025 à 2040, on observe une augmentation du RoCoF attendu pour les sous-systèmes de toutes tailles, et que la valeur critique de 1 Hz/s sera dépassée dans un nombre significatif de cas. Une telle situation entraînant un risque « hautement vraisemblable» de blackout sur la totalité de l’Europe continentale. Dans le cas d’un blackout de cette ampleur, l’absence, selon l’Entsoe, de tout réseau voisin « vivant » capable de restaurer le système compliquerait alors la tâche. Raison pour laquelle l’Entsoe conclut que des mesures urgentes doivent être prises.
Parmi ces mesures, L’Entsoe préconise la mise en service additionnelle d’un minimum de 500 GW seconde (GWs) d’énergie cinétique en 2025 et de plus de 2500 GWs en 2040. Ces valeurs d’inertie pouvant, selon lui, être traduites en termes d’hypothétiques centrales conventionnelles par 100 GW supplémentaires avant 2025 et 500 GW en 2040, correspondant par exemple à 2000 unités de 250 MW supposées disposer chacune d’une constante d’inertie de 5 secondes. Pour comparaison, ces 500 GW supplémentaires représentent la moitié de la puissance de production électrique installée dans l’Union européenne en 2017, renouvelables compris.
It’s wind o ‘clock !
Le 9 août 2019, RenewableUK annonçait un nouveau record éolien sur Twitter [1] avec 47,6% de la production britannique. Notons d’ailleurs que les données consolidées font même état de 49,9% à ce moment. A 17 heures, le gestionnaire du réseau, National Grid ESO, relayait fièrement cette information en titrant « It’s wind o’clock ! » [1] au moment précis où la foudre provoquait sur le système national de transport d'électricité une « panne de routine », immédiatement corrigée.
Mais l’effet domino qui s’en est suivi a entraîné un blackout affectant plus d’1 million de Britanniques, ainsi que l’aéroport, les trains, la distribution d’eau et les hôpitaux, notamment celui d’Ipswich dont les générateurs de secours sont tombés en panne.
L’Office gouvernemental britannique pour le marché de l’électricité
et du gaz (Ofgem) a publié un rapport en janvier 2020, décrivant les causes de cette panne géante. Il souligne
l’importance de l’inertie (qui faisait donc historiquement défaut ce jour là) en
rappelant : « L'inertie est
une forme de réponse en fréquence qui est intrinsèquement fournie par une
grande installation rotative, synchronisée avec le système. Lorsque la fréquence du
système chute, ces générateurs ralentissent. Leur énergie de rotation stockée est
automatiquement transférée au système électrique. L’inertie totale du système aide à contrecarrer les changements de
fréquence du système. » Et précise : «
Nous
considérons que l'ESO devrait garantir une inertie du système suffisante pour
gérer les variations de fréquence conformément à ses obligations, et éviter un
effet domino de pertes de production distribuées ». Et le rapport
précise la chronologie des ruptures en cascade qui ont suivi. Tandis que le
problème lié au coup de foudre lui-même a été corrigé en 80 millisecondes, 150
MW de petits générateurs locaux ont été immédiatement déconnectés par leurs
mécanismes de protection. Le système de contrôle de tension du parc éolien
offshore Hornsea 1 est alors devenu instable réduisant sa production
d’électricité de 799 MW à 62 MW, aussitôt suivi par la déconnexion de l'unité
vapeur de la petite centrale électrique de Little Barford dans le
Bedfordshire (244 MW) en raison d’un écart relevé par son capteur de vitesse. Ces 3 événements ont
entraîné une perte de puissance cumulée de plus de 1 130 MW de production
environ 1 seconde après la foudre.
Puis ce niveau de perte de puissance a fait chuter le réseau à un taux de changement de fréquence (RoCoF) supérieur à 0,125 Hz/s, et l’Ogem estime qu’alors environ 350 à 430 MW de petites unités de production se sont arrêtés en raison de leurs mécanismes de protection fixés à ce taux. Hornsea 1 et Little Barford ont reconnu leur responsabilité de ce manque avéré de stabilité et ont versé un dédommagement.
Ce blackout illustre à la fois l’importance de l’inertie du réseau et de la disponibilité d’une puissance de réserve.
D’autant que l’inertie est au plus bas au moment des fortes productions éoliennes et que se serait précisément le moment où la sécurité du réseau est la plus menacée, selon une étude de 2023 [2] qui a mis en évidence une corrélation directe entre la survenue de blackout et la vitesse du vent.
Quinze millions de foyers dans le noir en 2006
La responsabilité des éoliennes dans la panne géante du 4 novembre 2006 qui a affecté 15 millions de ménages est clairement montrée dans le rapport final de l’UCTE. Celui-ci dénonce l’incapacité du réseau européen, prévu dans un simple but d’assistance mutuelle, de remplir un rôle pour lequel il n’avait pas été conçu, celui de transporter de plus en plus loin des productions aléatoires, indésirables localement, en raison du succès rapide du développement des énergies renouvelables (1.4. Changing function of the transmission grid). Cette situation a amené ses gestionnaires (TSOs) à exploiter ce réseau au plus près de ses limites de sécurité. Ce fut le cas le 4 novembre. Et c’est ainsi qu’une opération habituelle et programmée consistant à couper la ligne Conneforde-Diele pour laisser passer le bateau “Norwegian Pearl” a provoqué la séparation en 3 parties du réseau européen. La soirée du 4 novembre était caractérisée par un flux élevé de l'Allemagne vers les Pays-Bas et la Pologne en raison d’une forte production éolienne en Allemagne. Et la difficulté de contrôler des petites unités de production dispersées, principalement éoliennes, a compliqué la situation. A la suite de surcharges et déclenchements en cascade, le réseau a été séparé en 3 parties à 22h20. Juste après la séparation, la plupart des éoliennes se sont déconnectées dans chaque zone, au Nord-Est pour raison de surfréquence, à cause de vents forts ce soir là sur les éoliennes du Nord, et pour raison de sous fréquence à l’Ouest, leur sécurité se déclenchant dès 49,5 Hz alors que la fréquence est tombée à 49 Hz. Mais le facteur le plus critique a été l'augmentation de la production (action opposée aux actions menées) observée dans la partie allemande de la zone Nord-Est causée par la reconnexion incontrôlée des parcs éoliens qui s’étaient précédemment déclenchés, dès que la fréquence, qui était montée à 51,4 Hz a pu être ramenée à 50,3 Hz.
Un déclin de la résilience malgré de lourds investissements
L’augmentation des énergies renouvelables pose de nouveaux défis à mesure que des sommes considérables sont engagées pour les résoudre. Le seul réseau de distribution français Enedis prévoit des investissements associés aux raccordements de nouvelles installations compris entre 6 et 8 milliards d’euros par an sur la période 2020-2050, dans le scenario à plus forte composante renouvelable, contre 4 fois moins dans un scénario de continuité.
En novembre 2023, l’Entsoe a publié une mise à jour de son étude de 2021 à la lumière notamment des 5 incidents majeurs ayant amené la séparation du système en 2 ou 3 parties, dont les incidents des Balkans et de la péninsule ibérique de 2021. Dans sa conclusion, il confirme le déclin progressif de la résilience du système face aux incidents si aucune action n'est initiée. L’Entsoe ne prétend d’ailleurs pas que ses préconisations sont les seules remédiations possibles à ce problème critique, ni même d’ailleurs forcément les meilleures, mais en termes d’inertie, elles sont la réponse nécessaire.
Le retard croissant du réseau
La Cour des Comptes allemande vient de tirer la sonnette d’alarme sur le retard pris par l’Energiewende notamment sur le nécessaire développement du réseau. Elle illustre ci-dessous le dérapage considérable du retard pris ces 7 dernières années sur le programme prévu (en bleu clair), avec un manque de quasiment 6000 km de réseau.
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Loop flow
Chaque gestionnaire de réseau calcule et valide pour chaque frontière les programmes d’échanges commerciaux nominés. Les lois de Kirchhoff font suivre à ces flux non pas le trajet le plus court mais tous les trajets possibles en fonction de leur résistance,liée noramment à leur engorgement. Et les flux « de boucle » (loop flow) qui reviennent dans leur zone d’enchère après avoir traversé les réseaux voisins sont imprévus et non nominés. Ils diminuent d’autant les capacités des interconnexions et pèsent notamment de plus en plus sur le réseau suisse, comme l’illustre Swissgrid, mais également le réseau français, polonais et tchèque qu’ils fragilisent, d’ailleurs gratuitement.
L’Agence de coopération des régulateurs de l’énergie (ACER) dénonçait en novembre 2023 cette difficulté en ces termes : « Le manque généralisé de potentiel de mesures correctives pour faire face à ces flux de boucles, particulièrement visible dans des délais plus proches du temps réel, met en danger le respect des exigences minimales de capacité entre zones, essentielles à la finalisation du marché intérieur européen »
Cible privilégiée de la guerre hybride
A ces menaces sur la sécurité du réseau, il convient d’ajouter le fait que le caractère disséminé des énergies renouvelables en font des cibles privilégies pour des cyber attaques devenues un « véritable cauchemar pour les responsables européens de l'énergie ». Nombre d’entre elles ont été clairement identifiées, leur vulnérabilité au piratage clairement exposé.
Dans la guerre hybride désormais déclarée depuis l’invasion de l’Ukraine cette menace est clairement identifiée par la Défense nationale. Tandis que le chiffon rouge de la fragilité nucléaire a été démenti par la résistance de la centrale de Zaporijia à la multiplication de tirs de missiles.
La responsabilité politique
Concernant le risque identifié de blackout, L’Entsoe rappelait en 2023 « qu’une définition claire du « risque acceptable », lié à une scission du système et à ses conséquences, est toujours en attente ». Son rôle n’étant pas de proposer une telle définition car il s’agit d’une « décision à la fois politique et technique ». Cette définition d’un « risque acceptable » semble effectivement davantage du ressort parlementaire après consultation des parties prenantes, qu’à l’organisme chargé d’en gérer les conséquences. On peut regretter que les objectifs contraignant d’énergies renouvelables donnent l’impression de regarder ailleurs.
Pourtant, les conséquences potentielles d’une panne géante doivent être mesurées à l’aune du blackout du 13 juillet 1977 à New-York qui a provoqué des émeutes, pillages durant 25 heures, et 4000 arrestations faute d’un délestage suffisamment rapide, à la suite d’un impact de foudre sur une station électrique.
EDF fait état d'un nombre croissant d'incidents significatifs système (ESS) parallèlement à la croissance des EnR, en France et en Grande Bretagne où il gère 5 sites de centrales nucléaires, dans une analyse de la diminution des moyens pilotables et notamment la « moindre part de machines tournantes naturellement stabilisatrices ». EDF cite notamment l’arrêt automatique d’un réacteur (AAR) à la suite d’une perturbation réseau liée à la mise en service d’une ferme éolienne en mer à proximité du site. « Au moment de l’événement, l’alternateur du site était le seul générateur synchrone connecté au réseau dans la région, ce qui a probablement amplifié le phénomène. Une modification du régulateur de tension de l’alternateur a permis de traiter la faiblesse identifiée. Depuis, le site a connu 26 événements similaires, dont 18 en une seule journée, néanmoins sans AAR. »
La conclusion d'EDF mérite d'être soulignée
"En conclusion, j’incite Nuclear Operations à mieux se prémunir
des perturbations du réseau britannique et les Français à tirer les
enseignements de tout incident outre-Manche, précurseur de ce que
l’arrivée massive des ENR provoquera sur le continent."
Le propos n’est pas de suggérer que de nouvelles technologies ne sauront pas contrecarrer la fragilisation liée à la place croissante des EnR, pour un coût acceptable par la collectivité. Mais, dans la mesure où les sommes exponentielles engagées depuis 15 ans pour y remédier, via la restructuration du réseau, correspondent à une dégradation croissante de sa sécurité, ce propos vise à éclairer le fait que l’hypothèse d’une fuite en avant dont nul ne saurait encore garantir l’issue doit être de nature à faire reconsidérer drastiquement à la baisse, du moins provisoirement, la part optimum d’énergies renouvelables dans le mix électrique.
Car une électricité propre, fiable et bon marché est la condition incontournable de la décarbonation de l’économie.
Recopier dans le navigateur :
1 https://x.com/NationalGridESO/status/1159846211878154248?s=20
2 https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S2542435123003665?dgcid=rss_sd_all