Perseverare diabolicum
A l’instar du développement des énergies
renouvelables, l’échec cuisant de l’ARENH illustre la difficulté de se sortir d’un
bourbier qu’on a soi-même créé de toutes pièces
Jean Pierre Riou
Pour respecter les règlements
de la Commission européenne, la loi du 7 décembre 2010 (NOME) a créé
l’obligation pour EDF de vendre le quart de sa production nucléaire à un tarif avantageux, sous forme d’un « accès
régulé au nucléaire historique » (ARENH) au tarif de 42 €/MWh, afin de stimuler l’essor
d’une concurrence, alors quasi-inexistante, afin de lui permettre d’investir dans ses propres moyens
de production.
Quinze ans plus tard, l’incitation
aux investissements des fournisseurs alternatifs est un échec cuisant pour
n’avoir pas respecté les injonctions de l’Autorité de la concurrence, et les 42
€/MWh sont toujours en attente du décret prévu par la loi pour en calculer la
revalorisation.
Une « rente nucléaire » qui dérange
En 2010, le parc nucléaire
d’EDF, déjà amorti financièrement, lui conférait un avantage considérable sur
sa concurrence encore quasi inexistante, avec à peine plus de 10 GW sur un total de 135 GW
exploités sur le territoire par EDF. Cet avantage, alors nommé « rente
nucléaire » fut convoité par le gouvernement Ayrault qui proposa en 2013 de
la détourner au bénéfice du financement
des énergies renouvelables, au lieu de permettre à EDF d’affecter le fruit
de ses investissements passés dans le renouvellement de son parc.
L’esprit ARENH : un dispositif transitoire et dégressif
En 2014, l’Autorité
de la concurrence rappelait « La
durée du dispositif, près de 15 ans, ne doit pas conduire à en minimiser
le caractère transitoire. En effet, cette
durée, qui doit permettre l’adaptation du parc de production des
concurrents d’EDF, ne paraît pas excessive
au regard du temps nécessaire aux investissements importants qu’impose cette
activité économique très capitalistique. Dès lors que le caractère transitoire
de l’ARENH est inscrit dans la loi, il est essentiel de préparer son
extinction. Dans son avis
de 2010, l’Autorité insistait sur ce point
en indiquant qu’il était important « que la période de régulation intègre
dans son déroulement une sortie progressive du mécanisme administré d’approvisionnement mis en place, afin de
revenir par étapes aux conditions d’approvisionnement d’un marché normal. »
L’objectif est d’obliger les
fournisseurs à se
préparer à l’échéance du 31 décembre 2025, à laquelle
ils ne pourront plus se procurer de l’électricité à des conditions de prix et
de volumes hors marché. À défaut, une pression
forte existerait de la part de fournisseurs pour obtenir une reconduction ou
une prolongation du dispositif (…), au terme de la période régulée. » (avis n°10-A-08 précité, points 58 et s.)
Dans ce but, l’Autorité
avait recommandé d’inscrire dans la loi «
une diminution progressive
du plafond
fixé pour le volume maximal d’électricité régulée, qui serait échelonnée
sur la période de 15 ans ». L’article L. 336-2 du code de l’énergie, issu de la
loi NOME, indique que : « Ce volume global maximal, qui demeure
strictement proportionné aux objectifs poursuivis, ne peut excéder 100 térawatt
heures par an.»
Un tarif réexaminé chaque année
L’article L 337-14
du code de l’énergie prévoit que « Afin
d'assurer une juste rémunération à Electricité de France, le prix, réexaminé chaque année, est
représentatif des conditions économiques de production d'électricité par les
centrales nucléaires mentionnées à l'article L. 336-2 sur la durée du dispositif
mentionnée à l'article L. 336-8. »
Qui tient compte
de l'addition :
« 1° D'une rémunération
des capitaux prenant en compte la nature de l'activité ;
2° Des coûts d'exploitation
;
3° Des coûts des
investissements de maintenance ou nécessaires à l'extension de la durée de
l'autorisation d'exploitation ;
4° Des coûts
prévisionnels liés aux charges pesant à long terme sur les exploitants
d'installations nucléaires de base mentionnées à l'article L594-1 du code de l'environnement »
C'est-à-dire une évaluation « de manière prudente, les charges de démantèlement de
leurs installations ou, pour leurs installations de stockage de déchets
radioactifs, leurs charges de fermeture, d'entretien et de surveillance.
Ils évaluent, de la même manière, en prenant notamment en compte l'évaluation
fixée en application de l'article
L. 542-12, les charges de gestion de leurs combustibles usés et déchets
radioactifs, et les charges de transport hors site ».
Le dérapage des
volumes
La CRE en dresse un bilan
qui fait état de 60,8 TWh d’ARENH en 2012,
l’introduction d’un volume supplémentaire, à partir de 2014 destiné à couvrir
les pertes des gestionnaires de réseaux, et, après une année 2016 sans la
moindre demande en raison du prix du marché qui lui était inférieur, une augmentation progressive du volume jusqu’à
122,9 TWh en 2024.
Le cas 2022 :
En 2022, la production nucléaire est tombée à 279
TWh en raison des nombreux arrêts préventifs de réacteurs liés au problème
de corrosion sous contrainte. Cette conjoncture exceptionnelle a entraîné un
solde importateur net d’électricité pour la première fois depuis au moins 1990.
Cette pénurie s’est accompagnée d’une hausse considérable de demande d’ARENH
qui n’ont pas pu être toutes satisfaites, mais se sont accompagnées de
l’allocation de 20 TWh
supplémentaires au prix de 46,2 €/MWh. », soit un total selon
la CRE de 151 TWh d’ARENH en 2022, soit bien plus de la moitié de la
production nucléaire d’EDF cette année là.
Un manque à gagner pour EDF
Il est édifiant de calculer le manque à gagner par rapport à l’évaluation
de la Cre qui considérait
que « Le prix spot base moyen pour l’année 2022 a connu une hausse
exceptionnelle par rapport à 2021 pour s’établir à 275,9 €/MWh en moyenne sur l’année ». En cédant
151 TWh ARENH à vil prix, c’est en effet à une hauteur de pas moins de 34
milliards d’euros qu’EDF aura ainsi contribué malgré lui au bouclier tarifaire. De son
côté, EDF confirme dans son rapport
d’activité 2022 « Le recul de la production nucléaire,
essentiellement lié aux contrôles et réparations de la corrosion sous
contrainte, a un impact estimé à - 29 137 millions d’euros en EBE (1), compte tenu des achats rendus nécessaires
dans un contexte de prix de marché très élevés. »
(1) Versus
- 32 Mds€ publiés dans le CP du 27
octobre 2022 sur la base des prix à terme au 7 octobre 2022 qui ont
fortement baissé depuis )
L’étonnante raison de la stagnation à 42€/MWh
Dans sa délibération
du 10 février 2022 la CRE déclare :
« Depuis l'année de livraison 2012,
le prix auquel EDF cède les volumes d'électricité nucléaire au titre de l'ARENH
s'établit à 42 €/MWh, tel que
prévu par l'arrêté des ministres en charge de l'économie et en charge de
l'énergie du 17 mai 2011.
La définition d'une méthodologie de calcul du prix rendue possible par l'article L. 337-15 du code
de l'énergie n'ayant jamais été précisée, la CRE ne dispose d'aucune
référence méthodologique
règlementaire sur laquelle fonder son objectivation des facteurs justifiant une
évolution du prix de l'ARENH. »
En effet, cet article
renvoie à Article L336-10
qui stipule :
« Un décret en Conseil d'État,
pris après avis de la Commission de régulation de l'énergie, précise les
conditions d'application du présent chapitre, notamment : […] 2° Les conditions dans
lesquelles la Commission de régulation de l'énergie calcule et notifie les
volumes et propose les conditions d'achat de l'électricité cédée dans le cadre
de l'accès régulé à l'électricité nucléaire historique en application du
présent chapitre et les conditions dans lesquelles les ministres chargés de
l'économie et de l'énergie arrêtent ces conditions d'achat. »
Un décret jamais paru
En
décembre 2017, la Cour des Comptes en dévoilait l’explication en
écrivant :
« La loi prévoit qu’un décret détermine les modalités de calcul du
prix de l’ARENH (article L. 337-15 du code
de l’énergie). Le projet de décret, élaboré en 2014 par la direction
générale de l’énergie et du climat (DGEC), a fait l’objet d’échanges avec la
Commission européenne. Ces échanges n’ont pas abouti à une solution acceptée
par les deux parties sur le mode de calcul. Le projet n’a pas été modifié et le
décret n’est jamais paru. Le prix de l’ARENH qui doit, d’après les dispositions
de l’article L.337-14 du même code, être révisé chaque année, est inchangé à 42
€/MWh depuis 2012 ».
Ce décret aurait dû
permettre, à minima, la révision annuelle de son tarif, pour tenir compte delà
la simple inflation qui aurait dû porter à 52 € 2024, selon France-inflation.com,
le tarif ARENH 2012 de 42 €/MWh, mais aussi de la flambée du cours du MWh en
2022 et des charges supplémentaires d’EDF liées au durcissement des normes de
sûreté.
L’échec cuisant de l’ARENH
Par delà ce gel étonnant,
il importe de constater les conséquences de l’absence totale de la dégressivité
du mécanisme pourtant prévue. Le Rapport
parlementaire 1695 de 2023 est accablant pour l’ARENH qui, au lieu
d’encourager de nouveaux investissements, « met en péril la souveraineté énergétique
de la France en freinant les investissements nécessaires à sa sécurité d’approvisionnement
électrique. » et précise « Non seulement l’ARENH n’a pas incité
les fournisseurs alternatifs à développer de moyens de production qui leur sont
propres, mais en plus ce dispositif a pénalisé les investissements d’EDF par le manque à gagner et
l’endettement ». Et confirme
ce point en citant la Cour des comptes : « les investissements des
fournisseurs alternatifs dans des moyens de production de base sont inexistants et aucun contrat de long terme n’a permis à ces
derniers de préparer la fin de l’ARENH après 2025 ». Déplorant les allers-retours des
fournisseurs alternatifs entre ARENH et
marché selon les fluctuations de ce dernier leur permettant des offres
alléchantes à de nouveaux clients qu’ils abandonnent en disparaissant quand le
marché leur est défavorable, sans avoir investi quoi que ce soit dans le
système.
Le rapport cite le
commentaire accablant de l’ancien PDG d’EDF H. Proglio : « Pour un
industriel, l’idée même d’accepter de céder sa propre production à ses
concurrents virtuels, qui n’ont eux-mêmes aucune obligation de
production, est surréaliste. Nous avons fait la fortune de traders, non d’industriels »
Quand l’EDF
d’avant était en avance d’un temps
Désormais
le dos au mur, il est difficile d’abandonner en rase campagne la myriade de
fournisseurs alternatifs inutiles et leurs millions de clients en avouant
qu’on s’est trompé. Et c’est désormais la fuite en avant de quinze nouvelles
années d’ARENH qui se profile, pour le plus grand profit des traders, sans
que les fournisseurs alternatifs n’aient de raison supplémentaire d’investir, en se contentant de priver EDF de ses moyens de le faire.
On trouvera alors d'autres justifications pour justifier le mécanisme de l'ARENH, ainsi qu'on évoque désormais l'urgence de répondre aux besoin d'électrification pour justifier celui du développement des EnRi, dont l'objectif premier était de sécuriser le système électrique, baisser les coûts et réduire l'impact sur l'environnement.
Comment ne pas
évoquer, une fois encore, la vision de Marcel Boiteux dans Futuribles
: « Mais, après qu’à travers les
siècles le pouvoir des plus riches l’ait peu à peu emporté sur celui des plus
forts ne peut-on penser qu’un jour viendra où le pouvoir de l’argent
sera lui-même sublimé par une forme de pouvoir dont les motivations seront plus
élaborées ? […] là où monopoles naturels et coûts de
transaction prévalent, réapparaîtront des entreprises publiques chargées
efficacement des missions que le système du marché permet mal de remplir.
Alors l’EDF d’avant
aura été seulement en avance d’un temps ... »