dimanche 27 avril 2025

L’exception ibérique

 

L’exception ibérique

Jean Pierre Riou

En 4 ans, l’Espagne et le Portugal ont réussi le tour de force d’inverser largement leur classement par rapport à la France sur le prix de l’électricité. Par delà la pertinence de leurs investissements dans le système électrique, cet article tentera de comprendre le contexte susceptible de les avoir favorisés.

La région CORE

Le marché couplé de l’électricité permet d’optimiser les capacités d’interconnexion par un calcul en amont du prix du transport permettant den reporter le coût par des enchères implicites couplées avec les MWh concernés. La principale région concernée par ce mécanisme est la région CORE (Région Europe Centre Ouest) représentée ci-dessous par l’ACER



Le 7 avril 2025, le gestionnaire du réseau européen Entsoe, a lancé une alerte concernant le fonctionnement de ce marché de l’électricité pour la raison que sa volatilité ne donne pas les signaux nécessaires aux investisseurs pour financer les indispensables moyens de production pilotable ainsi que les capacités de stockage et de flexibilité.

Cette menace est l’occasion d’examiner l’incontestable réussite de l’exception ibérique dont la particularité est de profiter d’un double marché avec celui de l’Afrique et de n’être que faiblement connectée avec cette région CORE, dont elle ne fait pas partie, via les seules interconnexions franco-espagnoles.

L’exception ibérique

Selon la CRE, (voir illustration ci-dessous), en 2023 les capacités d’échange aux frontières françaises étaient de 20,6 GW à l’export et 18,7 GW à l’import, tandis que la péninsule ibérique, dont la production annuelle électrique de 335 TWh (2023) correspond à plus de la moitié de la production française,  n’est reliée au marché couplé européen que par les liaisons France-Espagne dont la capacité d’interconnexion est 10 fois moins importante que la totalité de celles de la France.


En projet GB Projet Aquind 2 GW en courant continu
Irlande Projet Celtic France Irlande 700 MW en courant continu
En projet Espagne Golfe de Gascogne 2GW courant continu (2028)

En 2024, sur les 29,5 TWh exportés par l’Espagne, 10 seulement ont été exportés vers le réseau européen via la France, selon le site Red Electricita, et sur les 19,3 TWh importés, seuls 12,9 venaient de France, car l’Espagne est également reliée Portugal, mais a la particularité de l’être également au réseau africain par ses interconnexions avec le Maroc. Même si ces échanges représentent une part mineure du marché espagnol, ils lui permettent de se couvrir lors de flambée des prix ponctuelles ou d’épisodes de prix négatifs européens. C’est ainsi que le 1er avril 2024, l’Espagne connaissait le premier prix négatif de son histoire alors que la France en était déjà à son 373ème. L’Espagne ne fait qu’un avec le Portugal dont elle est l’unique partenaire commercial, en achetant 100% de ses 680 millions de dollars d’export d’électricité et  unique fournisseur de ses 1,3 milliards d’import (2023).

Cet isolement de la péninsule ibérique la protège de la contamination de la flambée des prix, notamment allemands en cas d’épisodes prolongé sans vent ni soleil, que le ministre norvégien de l’énergie, Terje Aasland,  avait dénoncés en affirmant sa volonté de couper ses interconnexions avec l’Allemagne, dont l’instabilité du marché entraîne une « situation absolument merdique » en Norvège, selon ses propos rapportés par le Financial Times, déplorant que l’électricité de ses barrages soit utilisée par l’Allemagne, tandis que la flambée des prix Outre Rhin contaminait son propre marché. Le principe même de ce marché libéralisé de l’électricité étant en effet de promouvoir le libre échange de MWh entre acteurs privés en interdisant toute préférence nationale. 

 D’autre part, selon les chiffres de la Commission européenne, les capacités de stockage espagnoles sont déjà bien supérieures à celles de la France (7,42 GW contre 5,98 GW en France) pour une consommation 2 fois moindre (226 TWh en 2023 contre 411 TWh en France) et l’Espagne mise sur le stockage avec de nouvelles capacités autorisées 5 fois plus importantes qu’en France (3,51 GW contre 0,72 GW en France). Elle profite également du stockage de l’hydraulique portugais qui représentait 30% de sa production avec 14,4 GWh sur les 48,9 GWh produits en 2023.

Cet isolement de la péninsule ibérique est d’ailleurs la raison de la dérogation temporaire qui l’a autorisée à encadrer le prix du gaz pour éviter la flambée du prix de l’électricité qui a affecté l’Europe en 2022 et 2023. L’engorgement rapide de ses faibles interconnections, renforcé par son double marché avec l’Afrique lui permet également de se tourner vers le Maroc pour écouler sa production éolienne en cas d’écroulement du marché européen, ainsi que de s’y approvisionner quand les prix allemands en font flamber les cours.

La plateforme d’information marocaine Charika confirme de rôle actif du Maroc sur le marché spot espagnol, et les vaines pressions du gouvernement destinées à compenser l’avantage de sa dispense de taxes sur le CO2 et de son cours du MWh 2 fois inférieur à celui de l’Espagne. Selon les années, le solde en est exportateur ou importateur comme en 2019 (7760 GWh) ou 2021.

En tout état de cause, quand les prix flambent en France, comme le 20 janvier où le prix de toute la région CORE était de 473,28 €/MWh à 18 heures, le cours n’était alors que de 154,93 €/MWh en Espagne et au Portugal, indiquant la saturation des interconnexions espagnoles avec la France et la provenance du Portugal de la dernière centrale appelée pour établir l’équilibre, avec un solde importateur de 2422 MWh. Le dernier moyen appelé fixant le cours du MWh quelle que soit la quantité nécessaire appelée pour établir l’équilibre. Et l’excédant (1540 MWh) était ce même jour revendu au Maroc. A l’inverse, le 6 avril à 14 heures, les surplus de production EnR faisaient chuter la bourse française au cours négatif de moins 115,46 €/MWh, écroulant le cours de toute la région CORE, tandis que la péninsule ibérique tirait son épingle du jeu avec seulement moins 1 €/MWh grâce à 9,5 GW d’export vers le Maroc et la prise en charge par le réseau portugais de 10,9 GW d'import (en haut en ocre sur le graphique ci-dessous) grâce à la baisse immédiate de l’hydraulique (en bleu ), et 1650 MW de stockage.

 


Source Ren Electricity

Dans les 2 cas, ces modestes moyens locaux auraient été inopérants avec une plus grande capacité d’interconnexion, tant en regard du prix du dernier moyen appelé qui aurait dû permettre l’équilibre de toute l’Europe, que de celui de l’écoulement des surplus que les barrages portugais et la consommation marocaine auraient été incapables d’absorber, entraînant alors la péninsule ibérique dans ces mêmes extrémités.

Le système nordique, connecté au réseau CORE, a d’ailleurs récemment manifesté sa volonté de réduire ses capacités d’interconnexion pour ne pas être tributaire des à coups du marché allemand.

Corrélation n’est pas causalité. Mais l’exception ibérique coïncide avec une baisse du prix de leur électricité depuis 2020 aussi spectaculaire que la hausse française qui la place en 2024 en 10ème position de l’électricité la plus chère d’Europe sur 41 pays, tandis qu’Espagne et Portugal ont réussi à inverser le classement à leur avantage. L’explication simpliste d’évoquer la seule raison de l’avantage économique des énergies renouvelables tombant immédiatement au regard des pays où les prix sont les plus élevés, notamment les 2 plus chers d’Europe, l’Allemagne et le Danemark.



Source Eurostat

Le propos de cet article n’est pas de comparer les avantages des énergies intermittentes avec ceux des énergies pilotables. Cette confrontation doit faire l’objet d’un triptyque à paraître. Mais de faire connaître l’alerte de l’Entsoe sur le mauvais signal donné par le marché actuel aux investisseurs, et de suggérer que de compter sur la régulation par un marché qui multiplie les interconnexions comporte à la fois un risque systémique pour la sécurité européenne ainsi que pour le financement du parc de production Français.

Et de conclure, une fois de plus avec le jugement de Marcel Boiteux : « En théorie économique, l’électricité cumule pratiquement toutes les exceptions aux heureux effets de l’économie de marché. D’où suit qu’on peut militer avec conviction pour la régulation par le marché, et en exclure l’électricité. »

Mise à jour du 28/04

On ignore encore les causes de la panne géante qui a affecté la quasi totalité de la péninsule ibérique le lendemain même de la publication de cet article et il serait prématuré d'évoquer la responsabilité d'une stabilité dynamique insuffisante du réseau dont le risque lié à l'augmentation de la part d'EnR a été dénoncé par l'Entsoe. Quoi qu'il en soit, les prix négatifs annoncés le matin et les conditions d'ensoleillement plaident en faveur d'une forte part d'EnR dans un réseau dont les liaisons en courant continu avec la France ne permettent pas de bénéficier de l'inertie de ses réacteurs nucléaires.

Les données de Red Electrica le confirment, juste avant la panne, qui montrent l'Espagne saturer ses connexion vers la France et le Portugal pour se débarrasser d'excédents d'un mix comportant 48,3% d'éolien/photovoltaïque dépourvus d'inertie, réduisant par là même la marge des GRT pour réagir au moindre écart. Son site permet de suivre la chronologie de la balance électrique.


 

 

Ces 48,3%, qui représentent la moyenne de la journée, battent ainsi le record britannique de 47,8% annoncé fièrement le 9 août 2019 par le gestionnaire de réseau britannique ESO .... dans la minute même où un blackout de grande ampleur frappait le Royaume uni et dans lequel le manque d'inertie était identifié parmi les causes par l'Entsoe


https://lemontchampot.blogspot.com/2024/03/its-wind-oclock.html


En tout état de cause, l'exception ibérique coche toutes les cases pour tester la résilience des EnR confrontées à un risque de blackout.
L'Entsoe avait publié un rapport ce 9 janvier dans lequel il enjoignait les États européens à recouvrer d'urgence une constante d’inertie minimum ( Hmin ) égale à 2 sMW/MVA au risque de connaître un blackout à l'échelle du continent, les maigres connexions en courant continu avec la France ne lui ayant pas permis de bénéficier de l'inertie de nos réacteurs nucléaires

Une capture d'écran publiée sur X à l'heure précise de l'incident fait état d'un % bien supérieur encore

https://x.com/JavierBlas/status/1916857352197701963
 https://x.com/JavierBlas/status/1916857352197701963

Mise à jour du 05/05/2025

Différents chiffres ont circulé sur les réseaux concernant le % d'EnRi, Eolien + PV, qui détermine l'inertie du système dont ceux ci sont dépourvus. Le solaire thermique a parfois été comptabilisé à tort, celui-ci n'étant pas dépourvu d'inertie, d'autres % ont été calculés sur une production dont on retranchait la consommation du stockage (3044 MW) obtenant ainsi des chiffres supérieurs à 70%.

Le site officiel espagnol permet de vérifier que la part éolien+ solaire était de 64,1% de la production.

D'autre part, le site de l'institut fraunhofer permet de constater que les prix négatifs, qui étaient annoncés à partir de 11h depuis la veille sont probablement la raison de l'écroulement des centrales à gaz en capacité de répondre aux demandes d'ajustement, tandis que le site espagnol fait état de variations importantes de la production au pas de 5 minutes.

Le 5 mai, RTE a communiqué sur les premiers éléments connus en évoquant une part de 70 % éolien-solaire, en incluant donc les 4,43% de solaire thermique.

Et rappelle les difficultés de tels mix électriques

Dans ce communiqué, RTE confirme que l'arrêt automatique du réacteur n° 1 de Golfech au moment précis du blackout était bien lié à l'incident espagnol, ainsi que celui de quelques autres centrales du sud ouest pour lesquelles les sécurités s'étaient déclenchées.
 


 Ces observations des difficultés rencontrées lors de fortes productions d'EnRi sans inertie ne sauraient prétendre à la moindre explication du blackout, pour laquelle il est nécessaire d'attendre les premières constatations de l'Entsoe.

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