La
responsabilité juridique de l’État
Urgenda : une jurisprudence inédite
Jean Pierre Riou
La production d’électricité française est décarbonée à plus de 90% de façon constante depuis 1995 [1], année où la montée en puissance du parc nucléaire lui permettait d’atteindre 76% de la production totale, parallèlement à 16% d’hydraulique.
La maintenance de ce parc nucléaire et son renouvellement posent aujourd’hui la question de son coût et de celui de la réduction des émissions de CO2 dans un contexte d’engagement d’une part croissante d’énergies renouvelables (EnR) dont la production est intermittente.
Ce qui pose ainsi clairement la question de la pertinence d’objectifs en termes d’EnR, en regard de l’objectif auquel cet objectif de moyens lui est assujetti : celui de la réduction des émissions de CO2 (eq).
Pour la première fois, la jurisprudence Urgenda a répondu à la question de la responsabilité juridique, pour un État, de confondre objectifs et moyens.
Les effets d’une jurisprudence inédite
Le 20 décembre 2019, la Cour Suprême des Pays-Bas mettait un terme au premier contentieux de ce type, initié en 2015 par la fondation Urgenda en condamnant définitivement l’État néerlandais pour inaction climatique. La Cour retenait notamment : « en particulier que les Pays-Bas ont agi illégalement, en violation des articles 2 (droit à la vie) et 8 (droit au respect de la vie privée et familiale) de la Convention européenne des droits de l’homme, qui consacrent un devoir de protection selon lequel l’État doit respecter un objectif de réduction des émissions de gaz à effet de serre de 25 % d’ici fin 2020 (aff. n° 19/00135)
Il faut noter qu’en retenant le préjudice entraîné par cette violation de la Convention européenne des droits de l’homme, le juge a consacré pour la première fois « l’obligation pour un État de se conformer aux objectifs mondiaux de réduction des gaz à effet de serre », ainsi que l’analyse la documentation juridique Dalloz [2], C'est-à-dire une obligation de résultat, et non de moyens.
Selon Dalloz, dont les termes sont repris ici entre guillemets, en première instance, la fondation avait évoqué « plusieurs principes de droit international, dont le droit international du climat, qui font peser sur l’État une obligation de diligence due » pour mettre en cause la pertinence des objectifs néerlandais.
Cette décision est historique dans la mesure où elle affirme « que les objectifs néerlandais de réduction des gaz à effet de serre sont trop faibles par rapport (…) à l’obligation de ne pas nuire établie en droit international, mais également aux principes d’équité, de précaution et de durabilité énoncés dans la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques (CCNUCC) et l’Accord de Paris »
Cette
décision a inspiré de nombreux autres contentieux, à l’échelle mondiale, dont
celui de l’Affaire du siècle contre l’État français.
L’incontournable énergie nucléaire
Après ¼ de siècle de développement, les EnR ont désormais montré les limites de leur efficacité pour réduire les émissions des mix électriques, l’opinion envisage désormais, dans de nombreux États y compris en Allemagne [3], la nécessité du recours au nucléaire pour tenter de respecter les engagements climatiques.
C’est dans ce cadre que l’État néerlandais a été encouragé à relancer la filière nucléaire. Il vient de publier, ce 22 septembre, un rapport rédigé à son intention [4], qui préconise le recours au nucléaire et conclut notamment : « Most international organisations are in favour of nuclear in order to cope with climate change. Many of those clearly indicate that there is little chance of full decarbonisation without significantly increased contribution of nuclear power. »
(La plupart des organisations internationales sont favorables au nucléaire pour faire face au changement climatique. Un grand nombre de celles-ci indiquent clairement qu'il y a peu de chance de décarbonation complète sans augmentation significative de la contribution de l'énergie nucléaire.)
Et une majorité s’est affirmée en faveur d’un programme nucléaire au sein du parlement néerlandais. Le premier Ministre, M. Rutte a dévoilé [5], venant de dévoiler, ce 24 septembre, son souhait de construire rapidement entre 3 et 10 réacteurs nucléaires.
La confusion entre risque et danger
La gestion des risques demande une analyse rigoureuse. L’émotion médiatique liée à l’agitation du chiffon rouge de la description d’un danger n’y a pas sa place.
La Communauté européenne avait fait quantifier les risques liés à la production d’énergie dans un programme « ExternE » (External Costs of Energy) [6] dont les conclusions publiées en 2001 chiffraient notamment à 9 années de vie perdues par TWh produit pour le risque nucléaire, contre 6 pour l’éolien, 12 pour le PV et 77 pour la biomasse.
Depuis, de nombreuses études [7], intégrant l’accident de Fukushima mais aussi les progrès des normes en matière de sûreté nucléaire ont établi qu’avec 90 morts (et non plus années de vie perdues) pour 1000 TWh produits, le nucléaire était la filière la plus sûre.
Plus sûre encore que l’éolien, chiffré à 150 morts, le solaire à 440 … et 100 000 morts pour le charbon.
C’est la raison pour laquelle un État
mis en cause pour insuffisance de résultats dans un contentieux climatique ne
saurait utilement opposer le bien fondé de son choix visant à conserver du
charbon ou du gaz pour réduire le nombre de réacteurs nucléaires. Car un tel choix augmente statistiquement
le nombre de victimes.
L’âge des réacteurs en question
Aux États-Unis, l’exploitation commerciale des réacteurs nucléaires est régie par l’attribution de licences délivrées pour une période initiale de 40 ans.
Cette période initiale est déterminée pour raison explicitement « économique et antitrust »[8] et non en raison d’une quelconque limite liée à la technologie nucléaire »
Si l’installation satisfait aux normes de sécurité de l’U.S.N.R.C (United States Nuclear Regulatory Commission), le propriétaire peut solliciter une prolongation de 20 ans d’exploitation supplémentaire.
A
l’issue des 60 ans d’activité ainsi cumulés, une nouvelle licence de 20 ans (subsequent
license renewal) [9] peut prolonger son exploitation à 80 ans.
Au 1er septembre 2019, 89 des 97 réacteurs en activité aux États-Unis avaient déjà obtenu leur licence de 20 ans supplémentaires [10]
Le 5 décembre 2019, l'autorité nucléaire américaine (U.S.N.R.C). délivrait aux réacteurs Turkey Point 3 et 4 la "subsequent licence" autorisant leur exploitation jusqu'à leurs 80 années de fonctionnement [11]
Un parc nucléaire français dans la force de l’âge
La
centrale de Fessenheim a été fermée par décision politique après 42 années
d’exploitation, tandis que l’Autorité de sûreté nucléaire considérait encore
en 2018
[12] que ses performances en matière de sûreté nucléaire, la « distinguent de manière favorable par
rapport à la moyenne du parc ».
Rentabilité de la prolongation
En 2012, le Rapport thématique de la Cour des
Comptes
[13] sur les coûts de la filière électronucléaire constate que « Le parc actuel de production
nucléaire est largement amorti d’un point de vue comptable ». Ce qui
en fait, depuis, une source de gains extrêmement rentable pour son propriétaire
EDF, le coût du combustible étant marginal et estimé à 5,23€/MWh dans ce même
rapport.
Pour autant, une prolongation à 60 ans ou plus du parc nucléaire implique des investissements lourds dans le cadre du « grand carénage ».
Selon le dernier rapport [14] de la Cour des Comptes sur le sujet « La maintenance des centrales nucléaires : une politique remise à niveau, des incertitudes à lever » (rapport 2016) :
La hausse des investissements dans la maintenance du parc nucléaire porterait le coût de production à 62,6 €(2013) / MWh, pour une production annuelle moyenne de 410 TWh.
Mais surtout considère que « En raison d’une quasi stabilité du budget annuel d’investissements de maintenance, à hauteur de 4,40 Md€2013 sur la période 2014-2030, et de la part relativement limitée de ces dépenses dans le total du coût de production, le projet industriel d’EDF ne devrait avoir qu’un impact limité sur ce dernier ».
La concurrence déloyale des EnR
Par contre, la Cour considère que « Une baisse de production aurait des conséquences plus importantes sur les coûts que la hausse des dépenses de maintenance », notant que « À titre de comparaison, à parc constant, une baisse de 50 % de la production moyenne entraînerait un doublement du coût de production (125 €/MWh). Le coût de production de l’électricité d’origine nucléaire est plus sensible au volume d’électricité produite qu’au montant des investissements de maintenance. ».
Or :
Prenant pour un fait acquis le développement ambitieux des EnR, le rapport franco-allemand Agora-Iddri [15] « L'Energiewende et la transition énergétique à l’horizon 2030 » énonce clairement :
« En France, le développement visé des énergies renouvelables et le réinvestissement dans le parc nucléaire au-delà de 50 GW comporterait un risque important de coûts échoués dans le secteur électrique. » Et en précise la raison « En 2030, un parc nucléaire maintenu à des niveaux élevés devra opérer plus fréquemment en suivi de charge, contribuant à la flexibilité du système électrique »
La révélation du Covid-19
La baisse de consommation liée à la crise sanitaire a mécaniquement augmenté la part des EnR qui sont prioritaires sur le réseau, et montré les inconvénients du taux d’intermittence prévue dans 10 ans, comme s’en est inquiété le Directeur de l’AIE Fatih Birol, le 22 mars dernier [16].
La capture d’écran des données RTE ci-dessous [17] confirme, sans équivoque, l’ampleur de l’asservissement du parc nucléaire aux caprices de la production éolienne dès que celle-ci atteint une part comparable à celle prévue par la programmation pluriannuelle de l’énergie (PPE). Ce graphique fait apparaître le nucléaire (ligne jaune au dessus) amené à opérer des modulations rapides et de grande amplitude à la baisse à chaque période ventée, représentée par l’éolien en vert au dessous. Tandis que le cours du MWh s’effondrait à chaque week-end à des prix négatif, dont moins 75 euros/MWh le lundi de Pâques.
(Source RTE)
C’est la raison pour laquelle le développement de l’éolien ruine le modèle économique du nucléaire, tandis que le développement exponentiel des EnR intermittentes n’est toujours pas parvenu à réduire d’un seul MW la puissance installée des centrales pilotables à flamme en Europe, puisqu’elle était, bien au contraire, de 401 342 MW en 2000 et de 455 115 MW en 2017, selon les chiffres de Eurostat [18].
L’intégralité de ces capacités pilotables restant indispensables pour affronter les pics de consommation de 19 heures lors des grands froids anticycloniques qui, contrairement à une tendance marquée du climat vers un réchauffement global, menacent de s’abattre sur l’Europe en raison notamment de l’Oscillation Nord Atlantique [19].
Nucléaire contre gaz
C’est pourquoi, en compromettant le modèle économique du nucléaire, l’éolien incite, pour des raisons économiques, au remplacement des réacteurs par des centrales à gaz, comme vient d’ailleurs de le faire la France qui construit la centrale à gaz de Landivisiau et ferme les réacteurs de Fessenheim.
Ce remplacement par le gaz implique une augmentation significative des émissions de CO2 (eq), puisque le cycle de vie complet du nucléaire français (ACV), est encore moins carboné que la médiane mondiale estimée à 12gCO2/kWh par le GIEC (Annexe 3 page 1335) [19], puisque l'étude Poinssot (2014) [20] le chiffre à moins de 6gCO2/kWh, grâce à l’utilisation d’une électricité décarbonée à 90% . L’ACV médian de l’éolien étant de 12gCO2/kWh, toujours selon ce même document du GIEC, et de 370gCO/kWh pour le gaz.
Le procédé
d’enrichissement de l’uranium de l’usine G. Besse 2, d’une consommation 50 fois
moindre que celle de G. Besse a même réduit, depuis l'étude Poinssot, les émissions de l'ACV du nucléaire français à 4gCO2/kWh.
En consacrant le plus gros de l’argent public [21] à une politique inefficace pour tenter de décarboner un parc électrique qui l’est déjà, l’État français prend d’autant plus le risque de se voir sanctionné pour carence de résultats que l’argent ainsi dépensé dans le domaine de la production d’électricité, ne l’aura pas été dans les domaines les plus susceptibles de permettre une réduction d’émission, comme les transports ou la rénovation des bâtiments.
Une confusion entre objectifs et moyens est d’autant plus préjudiciable que les moyens s’avèrent moins efficaces. La responsabilité juridique d’une obligation de résultats, initiée par la jurisprudence Urgenda, est de nature à le rappeler.
Par delà les États, c’est
l’ensemble du Cadre d’action européen qui semble concerné, et pourrait tendre le dos à un
"Recours en annulation ou en carence contre les institutions de l’Union" pour lequel "
les États membres, les institutions et toute personne physique ou morale
peuvent former un recours contre les actes (notamment les règlements,
directives ou décisions) adoptés par une institution, un organe ou un
organisme de l’Union et dont ils sont destinataires"(https://www.europarl.europa.
1 http://lemontchampot.blogspot.com/2019/01/2019-la-fuite-en-avant.html
3 http://www.economiematin.fr/news-ecologie-nucleaire-changement-idee-evolution-electricite-redacteur
8 https://www.nrc.gov/reading-rm/doc-collections/fact-sheets/fs-reactor-license-renewal.html
9 https://www.nrc.gov/reactors/operating/licensing/renewal/subsequent-license-renewal.html
10 https://www.nrc.gov/reactors/operating/licensing/renewal.html
13 https://www.ccomptes.fr/fr/documents/1134
14 https://www.ccomptes.fr/fr/publications/le-rapport-public-annuel-2016
17 https://www.rte-france.com/eco2mix
19 https://www.europeanscientist.com/fr/energie/la-faillite-du-systeme-electrique/
21 https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0360544214002035
22 http://lemontchampot.blogspot.com/2018/02/la-transition-des-epithetes.html
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