La fin des MWh clandestins
Suite du « Focus sur les loop flows »
Jean Pierre Riou
Le développement des énergies renouvelables intermittentes est à l'origine de surcoûts qui se chiffrent en centaines de milliards sur le réseau. Les flux de boucle ou "Loop flows en dévoilent la face cachée.
Couplage du marché
Les capacités de transport des échanges transfrontaliers font l’objet d’enchères implicites, couplées aux enchères des MWh eux-mêmes. Le trajet envisagé pour ce transport est celui de la moindre résistance du réseau, calculé par des centres de coordination techniques tels que Coreso ou TSCNET, à des échéances de temps allant de l’heure à l’année. Ces prévisions permettent à l’algorithme Euphemia de calculer le cours du MWh, capacité de transport comprise pour les opérateurs de marchés (NEMO) que sont notamment Epex et Nord Pool pour la France. Il est difficile de différencier la part du coût de la capacité de transport de celle du MWh dans la mesure où l’algorithme de couplage du marché calcule les 2 simultanément, en fonction de l’adéquation de la demande avec l’offre de production et la disponibilité de son transport.
Allocations de long terme
L’analyse des prix d’allocation des droits de long terme en donne cependant un éclairage précisément chiffré. En effet, le rapport de la CRE sur les interconnexions explique que « certains acteurs de marché, qui souhaitent disposer d’une couverture totale pour leurs échanges transfrontaliers, attendent de détenir de la capacité d’interconnexion avant de réaliser leurs
échanges en électricité sur les marchés à terme nationaux de part et d’autre de la frontière (sans quoi ils seraient exposés aux variations des différentiels de prix entre les marchés). »
Selon les frontières, ces volumes, négociés explicitement de façon anticipée, peuvent représenter une part prépondérante des interconnexions disponibles, et notamment une moyenne de plus de 85% pour les échanges avec l’Italie. Le prix de ces capacités de transport dépend notamment de l’anticipation du différentiel entre marchés voisins et peuvent varier entre 3,5€/MWh pour la moyenne 2020-2021, à 194€/MWh pour le mois de décembre 2022, où une pénurie était anticipée en France.
Notons qu’à la frontière avec l’Espagne où le marché était très inférieur en 2022, les allocations anticipées dans le sens Espagne>France ont permis une décote de 78€/MWhpar rapport aux compensations perçues, tandis qu’avec le retour mal anticipé de la France au rang de 1er exportateur mondial en 2023, le produit annuel d’interconnexions Espagne vers France a été acheté 114€/MWh au dessus des compensations perçues par les acteurs de marché.
Les flux de boucle
Par définition, les flux de boucle non planifiés (unscheduled) ne participent pas à ces enchères sur les capacités de transport, d’où leur nom de passagers clandestins « free-riding flows » dénoncé par l’Agence pour la coopération des régulateurs d’énergie (ACER) dans son rapport du 3 juillet 2024 sur les congestions du réseau. En 2015 déjà, France Stratégie relevait le fait que les pays traversés n’étaient pas rémunérés par l’Allemagne pour l’électricité qu’elle faisait transiter sur leurs lignes pour acheminer la production des éoliennes de l’Allemagne du Nord vers sa consommation par l’industrie d’Allemagne du Sud, en raison des congestions structurelles de son propre réseau.
Répartition du coût des congestions
Les congestions sur des éléments de réseaux entraînent des coûts de « redispatching » pour les congestions ponctuelles, c'est-à-dire de modification des programmes prévus par l’écrêtage automatique de certains surplus et l’ajustement à la hausse de moyens de productions dans d’autres parties du territoire, et de renforcement du réseau pour les congestions structurelles.
Un mécanisme de compensation « Inter-TSO Compensation monitoring » permet de répartir les coûts de ces congestions entre gestionnaires de réseaux de transport (GRT).
Le RÈGLEMENT (UE) 2019/943 DU PARLEMENT EUROPÉEN ET DU CONSEIL du 5 juin 2019 encadre cette responsabilité financière des différents GRT concernés par ces engorgements. Les flux de boucle y sont logiquement nommés en tant que « flux résultant de transactions internes aux zones de dépôt des offres » et leur responsabilité ainsi établies au paragraphe 13 de son article 16 « Lors de la répartition des coûts des actions correctives entre les gestionnaires de réseau de transport, les autorités de régulation examinent dans quelle mesure les flux résultant de transactions internes aux zones de dépôt des offres contribuent à la congestion observée entre deux zones de dépôt des offres et répartissent les coûts, en fonction de cette contribution à la congestion ».
En excluant notamment les « coûts induits par les flux résultant de transactions internes aux zones de dépôt des offres qui sont inférieurs au niveau attendu sans congestion structurelle dans une zone de dépôt des offres. »
C’est l’interprétation jugée abusive de ce paragraphe 13 de l’article 16 qui est la raison de la condamnation de l’ACER le 25 septembre 2024.
Le procès de l’ACER
Selon le règlement européen, les autorités nationales de régulations devaient définir une nouvelle méthodologie pour la répartition des coûts au plus tard le 17 mai 2018. A la suite de demandes de prolongations, et absence de consensus sur une proposition de l’ACER, celle-ci s’est déclarée compétente pour adopter une nouvelle méthodologie le 30 novembre 2020. Le 29 janvier 2021, différentes autorités de régulation ont formé un recours contre l’ACER. On trouve parmi elles aussi bien la CRE que RTE, ou l’autorité allemande (BNetzA) ou polonaise.
Le 25 septembre 2024 la Cour de justice de l’UE donnait droit aux requérants et condamnait l’ACER aux dépens.
Certains attendu permettent d’éclairer l’application du règlement 2019/943 cité plus haut, notamment par leur considération que « Ainsi, contrairement à ce que soutient la requérante, le principe du « pollueur-payeur » reste l’exception à la règle, car ce principe ne s’applique, de facto, qu’aux flux de boucle dépassant le niveau de tolérance, alors que le principe du « propriétaire-payeur » s’applique à d’autres flux, tels que les flux de boucle ne dépassant pas le niveau de tolérance, et les flux internes. »
Et considère que « ce niveau de tolérance ne semble devoir être déterminé que pour les flux de boucle, étant donné que, selon le second alinéa de cette disposition, ce niveau est défini pour chaque frontière d’une zone de dépôts des offres. »
Selon la CRE le TUE a ainsi jugé que l’ACER a méconnu l’article 16 du règlement du 5 juin 2019 en fixant un niveau de tolérance unique et commun pour toutes les zones de dépôt des offres dans la région CORE, au lieu de fixer des niveaux individualisés pour « chaque frontière d’une zone de dépôt des offres », et que celui-ci ne respectait pas le critère du « niveau attendu sans congestion structurelle ».
En tout état de cause, ces coûts, dont les flux de boucle seraient seuls à bénéficier d’une tolérance, sont payés par les GRT et non par les négociateurs de leur transport.
Réforme des zones d’enchère
D’autre part, l’article 14 de ce même règlement
européen prévoit la révision des zones d’enchères à la suite de l’examen
tous les 3 ans d’éventuelles congestions structurelles pour éviter que les flux
de boucle ainsi générés ne soient de nature à réduire les capacités d’échange
des zones voisines et indique : « Une zone de dépôt des offres est
délimitée selon les congestions structurelles et à long terme du réseau de
transport. Les zones de dépôt des offres ne contiennent pas de telles
congestions structurelles, à moins […] que leur incidence sur les zones de
dépôt des offres voisines soit atténuée par des actions correctives et que
ces congestions structurelles ne débouchent pas sur des réductions de la
capacité d'échange entre zones, conformément aux exigences prévues à
l'article 16. »
Pourtant, dans son rapport de 2021, l’ACER relèvait le fait que les zones d’enchères ne reflétaient pas pour autant les congestions structurelles, dans la mesure où les flux de boucle permettent de contourner ces congestions en transitant par les réseaux voisins avant de revenir dans leur même zone d’enchères. Pour éviter qu’une part significative d’interconnexion utilisée par ces flux de boucle entraîne une distorsion du marché, l’ACER envisage notamment deux zones d’enchères distinctes en Allemagne, auquel cas les flux provenant des éoliennes d’Allemagne du Nord destinés aux industries d’Allemagne du Sud ne pourraient plus être considérés comme transaction interne à une même zone d’enchères et leur transit devrait être négocié, y compris par les réseaux voisins. Toute production abondante des éoliennes de la Mer du Nord entraînant alors une différence significative de prix du MWh entre les 2 zones allemandes.
Pour autant l’Allemagne semblerait pouvoir envisager de recourir à une péréquation tarifaire, comme le fait la France pour les zones non interconnectées.
La fin des clandestins
La Cour fédérale des comptes chiffre à plus de 460 milliards d’euros les investissements nécessaires au réseau allemand.
Séparée en 2 zones d'enchères distinctes, l’Allemagne ne pourrait plus masquer plus longtemps les coûts induits sur le réseau européen par l’intermittence de la production de ses éoliennes en la faisant transiter clandestinement (« free-riding flows » ) sur les réseaux de ses voisins,
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