Stabilité dynamique et blackout en Europe continentale
Jean Pierre Riou
Responsabilité politique de la transparence du risque
L’injection croissante d’énergies renouvelables dans le système de transmission interconnecté d'Europe continentale (CE) pose le double défi d’équilibrer ce système avec une production de moins en moins corrélée aux besoins de la consommation, mais surtout de la réduction progressive de la stabilité dynamique du réseau qui était permise par l’inertie des turbo alternateurs des centrales conventionnelles tournant de façon synchrone à la fréquence de 50Hz.
Le gestionnaire du réseau européen Entsoe
vient de publier « Entsoe
assesses the impact of reduction of inertia on frequency stability in long-term
scenarios »[1] qui en caractérise le risque et les causes, à l’adresse
de politiques dont on aimerait définir la responsabilité.
Dans le document d’orientation de 2018 « Rate of Change of
Frequency (ROCOF) withstand capability »[2] l’Entsoe s’inquiétait
des conséquences de cette réduction d’inertie en notant : « Le taux de changement de fréquence RoCoF (rate
of change of frequency Ndlr) est la dérivée temporelle de la fréquence du
réseau électrique (df / dt). Cette quantité était traditionnellement d'importance mineure pour les
systèmes avec génération principalement basé sur des génératrices synchrones, en raison de
l'inertie de ces génératrices, qui contrecarre intrinsèquement les déséquilibres de charge et limite
ainsi le RoCoF dans ces cas ».
La réduction progressive de cette
stabilité dynamique du réseau, en raison d’une part croissante d’injection d’énergies
renouvelables, a amené l’Entsoe à publier, ce 6 décembre, un avertissement
[1] dans lequel il se concentre sur un risque « hautement vraisemblabl e»
de blackout sur la totalité de l’Europe
continentale si des mesures urgentes n’étaient pas prises.
En préambule, il est important de noter 2 points :
- L’Entsoe ne se juge pas compétent pour définir ce qu’est un risque acceptable, considérant qu’il s’agit d'une décision politique autant que technique.
-
L’Entsoe ne prétend
pas que l’inertie additionnelle qu’il préconise représente la seule solution au
problème, ni même d’ailleurs forcément la meilleure.
Et, à l’instar de RTE en France, se contente de faire pour le mieux avec les scénarios de production décidés au niveau des politiques nationales et inscrites dans les lois.
En écrivant : “ It is important to
highlight that a clear definition of ‘acceptable risk’, related to a system
split and its consequences, is still pending. This report does not aim to
propose such a definition because this would be a political as well as a
technical decision – the sort of decision that should incorporate the input of
all industrial and institutional stakeholders. However, this report may guide
decision-making by providing technical indications for the relevant parameters
associated with the phenomena of system splits, and how they may be reasonably quantified*”, l’Enstsoe semble s’adresser
à une cabine de pilotage dont on aimerait en savoir plus sur la présence
effective d’un commandant de bord.
Dans son excellente vidéo [3], RTE confesse que « Plus la part d’EnR est grande, plus cet équilibre est fragile » et que « leur introduction est un vrai challenge que RTE devra relever » Notamment via le projet européen MIGRATE, encore seulement au stade expérimental.
Dans cette vidéo, l’équilibriste choisi par RTE pour symboliser ce challenge, en caractérise parfaitement les enjeux.
L’inertie en question
L’ensemble formé par les turbines et l’alternateur des centrales
conventionnelles est appelé groupe turboalternateur et peut mesurer jusqu’à 74
m de long [4]. Le rotor seul des tranches nucléaires de 1300MW peut peser
jusqu’à 250 tonnes. L’inertie de toutes ces machines tournantes de façon
synchrone à 50 Hz, soit 25 tours/seconde pour 2 paires de pôles, confèrent au
réseau européen une grande stabilité dynamique en amortissant les variations de
cette fréquence. En effet, « Quand
la production est inférieure à la consommation, les groupes de production
ralentissent et la fréquence
du réseau baisse par rapport à sa valeur de référence de 50 Hz. Quand la
production est supérieure à la consommation, les groupes de production
accélèrent et la fréquence augmente » (Source CRE Services
système et mécanisme d'ajustement [5]).
Dans le rapport « Inertie et taux de variation de fréquence (RoCoF [6]»de décembre 2020, l’Enstoe avait montré que des valeurs de RoCoF supérieures à 1 Hz/s peuvent compromettre l'efficacité des actions de résilience et/ou du plan de défense destinées à stabiliser le réseau et que ces valeurs RoCoF étaient actuellement considérées comme non gérables.
L'amplitude de ce RoCoF est freinée par l'inertie des énormes turboalternateurs synchronisés sur le réseau européen à la fréquence de 50Hz qui entraîne une action corrective automatique, ainsi que l'explique l'Afis dont l'illustration est reprise ci-dessous.
Les actions d'équilibrage n’étant alors pas assez rapides pour rétablir la puissance active avant d'atteindre un seuil de fréquence à partir duquel la majeure partie de la génération commence à se déconnecter. Ce qui conduit au blackout.
C’est pourquoi la présente étude se concentre sur l'identification des cas de RoCoF dépassant 1 Hz / s, et conclut qu'un nombre important de tels cas peut être observés dans tous les scénarios étudiés.
En se concentrant sur des scénarios de
division en 2 sous-systèmes, avec un RoCoF dépassant 1 Hz / s dans les deux
sous-systèmes nés de la division du réseau, la situation des deux sous-systèmes
résultants entraîne le risque hautement
probable (highly possible risk) d'un blackout de l'ensemble du système de
transmission interconnecté d'Europe continentale (CE). Car dans ce cas, il n'y aura pas de
réseau voisin « vivant » pour restaurer rapidement le sous-système défaillant (blacked-out).
Le rapport conclut notamment que « Les tendances montrées dans cette étude soulignent également le besoin urgent de rechercher des actions « sans regret » permettant d’améliorer les mesures du plan de défense face au RoCoF croissant, qui seront de toute façon nécessaires quel que soit le niveau défini de résilience contre la division du système. »
La division du système
Par « division du système », il faut comprendre l’action de défense contre des sur ou sous tensions en cascade qui permet d’isoler le réseau en 2 parties. Une telle division avait eu lieu le 8 janvier 2021 à la suite d’une surtension sur le réseau croate. Le système européen avait alors été séparé en 2 parties durant une heure : Nord-Ouest et Sud-Est, entraînant une sous tension dans sa partie occidentale, illustrée sur le graphique ci-dessous provenant du rapport de l’Entsoe sur l’événement [7].
A cette occasion, RTE avait actionné le
dispositif d’interruptibilité des industriels rémunérés à cet effet et
participait ainsi activement au rétablissement de la fréquence de la partie
Nord-Ouest.
Dans son avertissement
de décembre [1], l’Entsoe fait le bilan de l’énergie cinétique additionnelle
nécessaire pour faire face aux incidents sévères, selon les différents
scénarios prévus de 2025 à 2040. Ces besoins sont illustrés ci-dessous.
Ces besoins s’élèvent à un « minimum théorique additionnel » de 500GWs pour BE 2025 (Best Estimate 2025) et plus de 2500GWs d’ici 2040, même pour le scénario GCA (Global Climate Action)
Le rapport précise, à titre indicatif,
que ce besoin complémentaire d’inertie de 2500GWs en 2040 correspond notamment à
2000 unités de production de 250MW
chacune (500GW), avec une constante d’inertie de 5 secondes.
Y a-t-il un pilote dans l’avion ?
Une fois encore, le propos n’est pas ici de quantifier le risque d’un blackout sur la totalité du système de transmission interconnecté d’Europe continentale, ni les critères de son acceptabilité, encore moins de juger de la pertinence des expérimentations en cours destinées à s’en protéger, sans passer par la case « inertie de centrales conventionnelles ».
Mais de s’interroger sur la façon dont ce risque est pris en compte parallèlement à une décision politique européenne de développement des énergies renouvelables, et sur l’acceptabilité de ce risque dans un contexte climatique dans lequel ce système électrique apparaît comme la seule alternative possible à son dérèglement.
Et, par-dessus tout, de poser la question de l’instance qui serait supposée juger si ce risque serait acceptable, ou non.
En d’autres termes : de la présence effective d’un pilote chargé d’amener à bon port notre avion.
* « Il est important de souligner qu'une définition claire du « risque acceptable », lié à une scission du système et à ses conséquences, est toujours en attente. Ce rapport ne vise pas à proposer une telle définition car il s'agirait d'une décision politique autant que technique - le type de décision qui devrait intégrer la contribution de tous les acteurs industriels et institutionnels. Cependant, ce rapport peut guider la prise de décision en fournissant des indications techniques sur les paramètres pertinents associés aux phénomènes de division du système, et comment ils peuvent être raisonnablement quantifiés »
2 https://www.entsoe.eu/news/2017/08/10/igd-update/
3 https://www.youtube.com/watch?v=i_QhVNMZIjI
5 https://www.cre.fr/Electricite/Reseaux-d-electricite/services-systeme-et-mecanisme-d-ajustement
Une d'angle mort dont se foutent pas mal les politiques qui seront les premiers sur les plateau tV à venir nous expliquer qu'ils n'ont rien vu venir ...
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